Dire que le réalisateur Yves Boisset aime les sujets brûlants est un euphémisme. Ancien assistant réalisateur de Sergio Leone, Jean-Pierre Melville ou René Clément, sa carrière de réalisateur est caractérisée par deux piliers. Son amour du polar américain, et son engagement politique, lui qui n’a jamais hésité à s’attaquer à des sujets polémiques en France. On peut citer le racisme (Dupont Lajoie), les violences policières (Un Condé), la proximité entre clans mafieux et politiques (Le Saut de l’ange), la Guerre d’Algérie (R.A.S., puis Allons z’enfants), l’assassinat du Juge Renaud (Le Juge Fayard dit « le Shériff »), les réseaux pédophiles (La Femme Flic) ou encore l’impact de la télévision sur la société (Le Prix du danger). Boisset a même le projet dans les années 80 de réaliser un film d’aventures traitant de la Françafrique à travers le trafic d’armes entre la France et ses anciennes colonies. Le projet se nomme Barracuda, et Jean-Paul Belmondo – alors aux sommets du Box-Office – doit tenir l’affiche. Mais des pressions gouvernementales (dont un contrôle fiscal de dix ans sur le réalisateur) ont finalement raison du film.
Dans le milieu du cinéma français, Boisset apparaît comme un ovni, plus proche des réalisateurs italiens mêlant cinéma populaire et politique. Ainsi, quelques années plus tôt, le réalisateur parvient à monter un projet sur un sujet tout aussi brûlant, l’assassinat en France de Mehdi Ben Barka en 1965, opposant au Roi Hassan II du Maroc, et l’un des chefs de file à l’époque du mouvement tiers-mondiste. Une affaire qui mêle assassinat politique, manipulation, colonialisme et services de renseignements. Tous les ingrédients d’un grand thriller à la fois populaire et politique comme Boisset sait faire, et auquel le cinéma français est habitué à cette époque avec des cinéastes tels que Costa-Gavras (Z, sorti en 1969) ou Henri Verneuil (I… Comme Icare qui sortira en 1979). L’Attentat se démarque toutefois des deux autres films cités puisqu’il traite d’une affaire qui s’est déroulée en France, et non pas dans un pays étranger.
Preuve de l’importance et de l’ambition du réalisateur, la distribution de L’Attentat regroupe un panel impressionnant d’acteurs phares de l’époque : Jean-Louis Trintignant, Michel Piccoli, Michel Bouquet, Bruno Cremer, Philippe Noiret, François Périer, Jacques François, Jean Bouise. Une distribution internationale qui voit apparaître l’immense Gian Maria Volontè, Jean Seberg, Roy Scheider, et Nigel Davenport. Bien que le film se revendique être une fiction, les protagonistes du récit sont facilement identifiables par rapport aux personnalités réelles. Sadiel (incarné par Gian Maria Volontè) représente Ben Barka, le Colonel Kassar (exceptionnel Michel Piccoli) le Général Oufkir, et François Darien (Jean-Louis Trintignant) le journaliste Philippe Bernier, ami de Ben Barka et homme qui aurait été manipulé pour faire venir Ben Barka à Paris afin de le kidnapper. Yves Boisset ne cache cependant pas sa volonté de faire de son récit une fiction, notamment en ne mentionnant pas le pays d’origine de Sadiel.
Dès lors, le réalisateur ne cherche pas à réaliser un documentaire ou une œuvre qui retracerait la vérité sur cette affaire, mais bien une fiction inspirée de cette réalité, dont l’aspect populaire permet de diffuser son sous-texte politique au plus grand monde. On retrouve ainsi tout ce qui caractérise le cinéma de Boisset, en premier lieu le parcours d’un homme isolé affrontant un système plus grand, plus fort, et qui le broie progressivement. Comme le dit le cinéaste en interview, il est un réalisateur de tragédies. Or, les tragédies se finissent mal. Un constat posé dès la séquence d’introduction, dialogue entre services de renseignement français et américain préparant le plan avec les cibles bien en évidence, Sadiel donc, et Darien. On comprend immédiatement, par la froideur des lieux et des personnages, que les deux hommes sont d’ores et déjà impuissants face à cette machine qui se met en marche. Boisset souligne ce fait lors de la première rencontre entre Darien et son avocat Lempereur. Ce dernier est filmé tel un geôlier s’apprêtant à administrer la sentence à Darien, lui-même filmé comme un condamné à mort.
Ce dernier représente le point de vue par lequel le spectateur entre dans le film, au sein d’un contexte mouvementé, le générique nous plongeant aux côtés de Darien en plein milieu d’une manifestation réprimée par la police. C’est à travers son regard que l’on découvre les différents personnages, les trahisons, manipulations et faux semblants. Regard, enfin, comme celui de Darien à Sadiel, ce dernier comprenant que sa capture a été provoquée (même involontairement) par son ami. Une sorte de pause, au milieu du film, laissant apercevoir la culpabilité de Darien et la détresse de Sadiel incarnée par le regard terrassé de Gian Maria Volontè. Un regard marquant et une scène puissante, issue d’une construction de personnages profonds par un Boisset qui lorgne dans sa mise en scène aussi bien du côté des États-Unis dans son introduction caméra portée au milieu d’une manifestation (nous sommes un an après French Connection et son approche documentaire) que de l’Italie et de la violence du poliziottesco.
L’Attentat rejoint la liste des grands thrillers politiques des années 70, décennie particulièrement sombre en Europe. Une œuvre captivante et désespérée, à la manière de cette dernière phrase prononcée par Jacques Perrin indiquant que la machine étatique sera toujours plus forte que les hommes par sa capacité à étouffer une affaire. Un film phare du réalisateur dans la meilleure période de sa carrière, sublimé par la musique toujours aussi inspirée d’Ennio Morricone, et porté par l’une des plus impressionnantes distribution du cinéma français.
L’Attentat, réalisé par Yves Boisset. Écrit par Ben Barzman, Basilio Franchina et Jorge Semprun. Avec Jean-Louis Trintignant, Gian Maria Volontè, Michel Piccoli… 2 heures.
Sorti le 11 Octobre 1972