L’enfant est pour le cinéma un puissant médium, à la fois passerelle des genres dévouée au film mais aussi réflecteur de ceux qui le visionnent. L’innocence des plus jeunes confronte leurs actes amoraux et leur esprit crédule au monde cinématographique qui s’érige autour d’eux. Plus qu’un personnage, l’enfant est un spectateur plongé dans la fiction. C’est peut-être pour ça que les grands yeux noirs d’Ana Torrent s’impriment avec autant de force dans nos pensées ; ils étirent un espace de projection sur leur surface sombre et brillante – s’y déversent en flots des sentiments trop anachroniques pour une peau aussi jeune. Les spectateurs estimeront que ces sentiments sont les leurs.
Là réside le génie de Víctor Erice lorsqu’il la choisit pour jouer dans son premier long-métrage sorti en 1973, L’esprit de la ruche. Le visage cinégénique de la petite actrice révèle tout son potentiel pour servir, au moyen de la puissance créatrice du cinéma, la rencontre entre un imaginaire enfantin et le quotidien rêche d’un village espagnol post-guerre civile. Tout comme dans le célèbre Cría Cuervos de Carlos Saura, sorti trois ans plus tard, le personnage joué par Ana Torrent porte son prénom. On décèle une volonté de spontanéité dans ce qu’incarne la fillette, tout comme la démarche d’intégrer au film les véritables réactions des petits acteurs face à la diffusion du Frankenstein de 1931.

Le conte d’Erice commence avec la découverte, par les habitants d’un village de Castille vers 1940, du mythique film de James Whale. Les petites Ana et Isabel se sont frayées une place dans la salle communale, où chaque projection semble être un évènement. Mais celle-ci plus encore : avec le concours d’une certaine malveillance de la part de sa sœur, Ana développe une obsession envers la créature de Frankenstein, puis arpente les champs pour le dénicher.
Formidable fable sur l’imagination des enfants, L’esprit de la ruche en épouse la forme arbitraire. Le film coud entre abstraction et réalisme une marge qui nous échappe, appartenant aux seules pensées d’Ana. Il dessine des motifs qui seraient autant de symboles à déceler en sous-lecture, que d’esquisses sans dessein tracées par une enfant égarée. À l’image d’Ana, comblant les vides d’une bergerie abandonnée par le fantasme d’y surprendre le monstre, le spectateur est convié à se perdre dans l’absence que déploie la fiction. L’absence est celle du passé, qui flotte en fragments sur la surface opaque derrière laquelle se dérobent les parents des fillettes. L’absence est aussi celle de l’explication des notions de création et de destruction, thèmes du Frankenstein. La grande sœur Isabel apporte bien une réponse froide et pragmatique, une réponse d’adulte, aux questionnements d’Ana : le cinéma est un trucage et la vie n’a pas à en subir les conséquences.
Mais Ana est une cinéphile originelle et le cinéma ne lui semble pas être un simple divertissement. Après tout, il fait son entrée à bord d’un grand camion et aux renforts d’une corne de brume, de cris d’enfants. C’est un échappatoire où l’on y apporte ses propres chaises et l’on se fond dans le noir, où seules les lueurs de la fiction distinguent les visages. Les yeux d’Ana sont aussi noirs que la pénombre de la salle, ils projettent la silhouette du monstre aussi clairement que le reflet de l’eau nous renvoie sa figure cabossée à la fin du film.
Face au spectacle, précédé d’un avertissement « il ne faut pas prendre cette histoire trop au sérieux », adultes et enfants s’émerveillent à la même hauteur. Seuls les parents d’Ana et Isabel longent la bâtisse et perçoivent la fiction par bribes, sans oser pénétrer dans ce temple libéré, pour un temps, de la réalité. Fernando, le père, ne se consacre plus qu’au microcosme des abeilles. Son regard et son ombre fondent dans les rayons du miel. Piégé loin de toute issue onirique, accompagné du motif hexagonal des fenêtres et leur vitrage jaune, il observe ses filles avec désillusion. Teresa, la mère, est aussi prisonnière d’un passé qu’incarnent les lettres destinées à un amant inconnu. Dans leur maison où s’enchevêtrent les portes dans un surcadrage semblable à l’intérieur d’une ruche, tous bourdonnent sans se rencontrer.

Pareillement à l’assemblage organique du mannequin de l’école, l’irréel s’efface pour que le regard d’Ana prenne conscience de la vie, et surtout de la mort. Cette idée de mort est incomprise devant la projection de Frankenstein, mais elle germe peu à peu durant la recherche du monstre : avec la mise en garde du père sur le champignon vénéneux, la farce morbide d’Isabel, puis le sang du républicain dans la bergerie. Mais aux interrogations de cette dernière découverte se substitue le visage dur et bien réel du père d’Ana, un adulte incapable de croire. Une rupture survient.
L’esprit de la ruche est un film de transition. Les sœurs conversent par ombres chinoises et emplissent avec leurs jeux les couloirs dépouillés de la maison. La course des enfants est ponctuée de petites ellipses qui les fait tressauter sur l’image, car ils ne vivent pas encore totalement dans le plan des adultes. Mais tout compte fait, Ana sera retrouvée par ces derniers. Elle oubliera sans doute, le temps aidant, ses fantasmes lancinants. Le rêve des enfants est une richesse vouée à s’évanouir.
L’esprit de la ruche, réalisé par Víctor Erice. Écrit par Ángel Fernández Santos et Víctor Erice. Avec Ana Torrent, Isabel Tellería, Fernando Fernán Gómez… 1h34
Film de 1973, sorti en France le 5 janvier 1977
[…] faut à tout prix lui faire retrouver. Un dialogue se créé soudain avec le premier long de Erice, L’esprit de la ruche, où la petite Ana Torrent (et ses yeux mystiques), fascinée par le monstre de Frankenstein, part […]