Fermer les yeux s’ouvre et se clôt sur une image de buste en pierre ; celui de Janus, ayant la particularité de posséder deux visages, chacun regardant dans la direction opposée à l’autre. Dieu romain aux divers attributs, plusieurs d’entre eux pourraient justifier la présence de cette statue aux deux extrémités du long-métrage, car il est évident qu’elle ne vient pas uniquement soutenir une banale métaphore du début et de la fin du récit. En se plongeant au cœur du film, il est possible d’y soutenir une autre lecture, bien plus proche des obsessions de son réalisateur, qui offre sans doute ici son œuvre la plus personnelle.
C’est que Víctor Erice est un cinéaste espagnol rare, quatre longs-métrages en 50 ans, dont le précédent (Le songe de la lumière) remonte à 1992. 30 années séparent donc ces deux films, détail permettant de tisser un parallèle entre Erice et le personnage principal de sa fiction, Miguel Garay (Manolo Solo), ancien petit réalisateur n’ayant pas tourné depuis l’interruption brutale du tournage de La mirada del adiós, il y a 22 ans. Et pour cause, l’acteur principal Julio Arenas (José Coronado) s’est envolé sans laisser d’indice ; disparition qui constitue la quête principale du film, où s’enchaînent les rencontres et témoignages d’un entourage qui ne sait plus s’il faut parler de lui au passé ou au présent. C’est l’occasion pour chacun de se remémorer les êtres disparus, que l’on ne revoit plus mais qui nous restent en tête par l’expression d’une photo, d’un dessin ou d’une musique. Là réside la puissance fondatrice de Fermer les yeux, la persistance de la mémoire, l’évocation du souvenir comme moteur, non seulement d’une intrigue mais également de l’existence des protagonistes.
Ce qui prime chez Erice (et cela, on le retrouve dans tous ses films) c’est le regard, miroir de l’âme qui dévoile malgré lui la complexité du vivant, qui dit tout ce qu’il y a à dire. Les yeux sont le liant essentiel entre corporalité et spiritualité, thématique ô combien centrale du cinéaste qui s’évertue à articuler sa mise en scène autour de cette idée. Au fil des discussions en champ-contrechamp, les plans se resserrent, la caméra laisse s’exprimer les visages et capture cette magie de la vision, traduisant un cinéma humaniste qui n’oublie aucun point de vue (le film s’attarde même, un instant, sur le chien de Miguel, implorant son maître de lui donner un morceau du poisson qu’il déguste). Aussi viennent participer les fondus au noir, rappelant des yeux qui se closent puis s’ouvrent de nouveau ; ils sont ceux qui articulent le récit, et ouvrent la porte à toutes les fantaisies.
Inévitablement s’établit un lien entre cette approche et le cinéma. Le film ne prétend pas pouvoir répondre à l’éternelle question « le cinéma est-il la vérité ? », mais comme aux habitudes d’Erice, s’amuse plutôt à interroger cette frontière. Plus que jamais, son cinéma est habité par des esprits ou plutôt des rémanences, des traces spirituelles indélébiles qui envahissent la réalité. Les personnages finissent par retrouver Julio, mais ayant perdu la mémoire, il faut à tout prix lui faire retrouver. Un dialogue se créé soudain avec le premier long de Erice, L’esprit de la ruche, où la petite Ana Torrent (et ses yeux mystiques), fascinée par le monstre de Frankenstein, part à sa recherche à travers son village, convaincue qu’il existe. Sa sœur lui dit qu’il suffit pour elle de fermer les yeux, et de répéter « c’est moi, Ana », afin de le faire apparaître. 50 ans plus tard, la même actrice, devant le père de son personnage, réplique ce rituel enfantin, elle ferme les yeux et prononce sans cesse « c’est moi, Ana », espérant pouvoir ressusciter le souvenir auquel elle croît tant.
Évocation d’une beauté sensationnelle qui confirme que les fantômes qui hantent Fermer les yeux sont bel et bien des fantômes de cinéma, le sien comme celui des autres, formant une carte mentale de son réalisateur, de tout ce qui l’a construit, et de tout ce que cela représente à ses yeux. Lors d’un dîner avec ses voisins, Miguel se met à chanter « My rifle, my poney, and me », célèbre ballade du Rio Bravo d’Howard Hawks. Son ami Max (Mario Pardo), monteur et cinéphile collectionneur, parle avec engouement du cinéma muet allemand et de la puissance de Carl Theodor Dreyer. Loin d’être de simples clins-d’œil de fier connaisseur, ces évocations d’un cinéma autre renvoient à son aspect intime et pluriel, celui qui forge autant qu’il se partage et forme un cercle d’intérêts communs.
Le dernier film de Victor Erice traduit les émouvants aveux d’un cinéaste vieillissant, désireux de démontrer à nouveau le pouvoir réunificateur du cinéma et de la mémoire (Nanni Moretti avait lui aussi choisi cette approche avec Vers un avenir radieux cette même année). Alors resurgit ce buste de Janus, apparaissant cette fois-ci non plus seulement comme le commencement et la fin mais comme le passé et le futur regroupés en une seule entité. Fermer les yeux a trouvé son image parfaite, elle dit tout à travers son regard, son regard, rien de plus.
Fermer les yeux, écrit et réalisé par Victor Erice. Avec Manolo Solo, José Coronado, Ana Torrent… 2h49 Sorti le 16 août 2023