Dernier film d’Albert Serra, Pacifiction : tourment sur les îles suit le haut-commissaire de Roller, représentant principal de la République sur l’île de Tahiti alors que la rumeur d’une reprise des essais nucléaires ayant eu lieu dans les années 90 s’amplifie. Il y a des airs kafkaïens dans ces deux heures quarante qui voient Benoît Magimel arpenter sans relâche les recoins de l’île, doutant de tout et n’importe qui et se perdant dans des longues conversations assez creuses. Mais à travers son film, Serra instaure un climat à mi-chemin entre le paranoïaque et le ridicule de manière certes assez lente mais néanmoins fascinante.
Que celleux ayant fait la sieste devant La mort de Louis XIV s’abstiennent : Serra fait encore une fois le pari de la lenteur. La paranoïa monte pendant les scènes longues, les plans contemplatifs qui s’attardent sur chaque détail comme s’ils détenaient la clé d’un mystère encore inconnu et les discussions qui engrangent la tension tout en gardant un calme apparent alors que tout semble inviter au chaos chez Magimel comme chez l’audience. Tout n’est qu’à un fil de l’explosion, comme ces mystérieux essais nucléaires qui engagent quant à eux la complicité métropolitaine. Serra est ainsi transparent dans sa représentation de cette France qui détruit ce qui ne lui appartient pas ; c’est l’éternel cycle de la colonisation moderne où tout est tacite, tout est fait dans l’ombre d’un club qui réunit les hauts fonctionnaires français et voit les serveur·ses locaux·ales devenir objets exotiques. La vanité du pouvoir est mise en avant dans la représentation du personnage de Magimel qui joue les chefs mais n’a en réalité aucun contrôle ou du moins, le peu qu’il possédait lui échappe à mesure que la Nature tahitienne semble se refermer sur lui ; Serra le pousse à bout, à se noyer perversement dans un environnement dans lequel il n’a pas sa place.

Le rythme, la photographie et l’atmosphère du film deviennent également des pièges silencieux ; la plastique cache la pourriture et tout comme le personnage de Magimel, on s’enfonce dans la spirale des non-dits. Serra parvient à transformer le mistral en ouragan et la vague en tsunami. Le parallèle est fait entre ces politiques et la performance des danseurs que de Roller surveille avec tant d’égard car tous deux ne sont fait que d’affabulation. En réalité, les deux heures quarante semblent être faites d’illusions plus que de réalité. Les personnages se perdent, s’emmêlent et la moiteur des îles laisse place à une apathie générale qui contraste avec la manière fiévreuse dont de Roller s’affaire à vouloir décoder ce qu’on lui cache. Les acteur·ices jouent beaucoup sur la tension sous-jacente des scènes, notamment Magimel, récompensé à juste titre à la dernière cérémonie des Césars, dont rien que la présence et le costume blanc dans lequel il peine à paraître confortable (au même titre que sa fonction) tranchent avec la facilité de mouvement des autres comédien·nes.
Thriller dramatique aux accents de folie, Pacifiction : tourment sur les îles a en vérité tout pour ne pas faire l’unanimité, handicapé par un rythme qui a pu en laisser beaucoup de côté. Pour autant, il serait difficile de ne pas lui trouver de grandes qualité tant la manière dont Serra manipule son atmosphère pour créer une tension et une anticipation constante est louable. Utilisant avec brio le charisme et le talent de son acteur principal, Serra déploie des trésors de mise en scène pour mettre en avant la paranoïa qui envahit peu à peu l’esprit de Magimel et de l’audience.
Pacifiction : tourment sur les îles écrit et réalisé par Albert Serra. Avec Benoît Magimel, Pahoa Mahagafanau, Sergi López… 2h42
Sorti le 9 novembre 2022
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