Comment un cinéaste s’y prend-il pour traiter de l’ennui ? Certains d’entre eux recherchent l’empathie du spectateur, et donc la prospection de l’ennui chez ce dernier. L’un des monolithes indépassables du genre se nomme Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles. Une vocation plus littéraire serait celle d’étirer le temps, de capturer chaque geste d’une séquence pour la prolonger indéfiniment tel un Ozu. Évoquons aussi la retranscription d’une perte de sens, une vacuité liée à l’étiolement du temps ; Bergman ou Serra en sont adeptes.
Passé, présent et rêves lointains
L’ennui n’est pas une finalité. La recherche de ce mécanisme émotionnel mène aux thèmes de l’aliénation, du quotidien esseulé du prolétariat, de la difficulté de communiquer entre les êtres ou la peur d’un avenir incertain. Avec Eureka, Lisandro Alonso se penche sur les conditions de vie des natifs de réserves amérindiennes. Il s’attarde sur les conséquences sous-jacentes et retorses de ce quotidien dénué d’espoir. Dans cet exercice temporel figurant à la fois l’ennui et la perte de sens, on ne peut lui reprocher un manque d’originalité. Son approche adopte la forme d’un curieux triptyque.

Alonso confronte la vie morne des autochtones américains avec l’imaginaire mythologique des terres dont ils foulent le pas. L’introduction d’Eureka présente un western en noir et blanc à l’intrigue nébuleuse. Viggo Mortensen joue les gros bras mutiques doté d’une visée héroïque, zigouillant sans tracas moral tous les bandidos sur son chemin.
Surprise au bout de plusieurs dizaines de minutes : il s’agissait d’un épisode de feuilleton diffusé sur un vieux poste TV. La trame principale peut enfin se lancer dans un décor d’obscur salon.
«Je n’ai plus rien en visuel… »
On entame un long voyage dans l’insipidité du quotidien de la policière Debonna. Plus de gringos à l’horizon : se succèdent des cabanes putrides et investies de poivrots – ou bien de cadavres ? -, un gymnase vertigineusement vide et un poste de police. Le cœur du récit se situe durant les trajets en voiture de Debonna, sclérosée contre son siège conducteur ou immobile sur l’autoroute. La répétition visuelle des phares de sa voiture hypnotise, son silence se confond avec la perdition de son regard.

Sadie, la nièce de Debonna, rencontre une actrice décidée à s’instruire sur la réserve parce qu’un western y sera tourné. Le dialogue est voué à l’échec, le spectateur ne l’ignore pas : il a vu ce fameux western avec Viggo Mortensen en introduction et sait que nulle mention des amérindiens n’est faite, pas plus que le moindre ressenti approchant la vie de ces terres spirituellement désertiques. Dans la réalité, les autochtones échappent à toute prospérité culturelle, politique ou économique.
Anatomie d’un échappatoire
Sadie souffre de dépression et rêve de s’envoler en quête d’un monde abondant de sens. Surgit la dernière partie du film, située en pleine forêt sud-américaine. Des peuples locaux décrivent leurs songes, se battent en silence, goûtent aux prémices de l’amour. L’un d’eux s’exile dans une quête d’or vouée à l’échec. Transformée en oiseau enchanteur, Sadie assiste à son aventure rocambolesque.

Alonso instaure plusieurs procédés pour décrire l’ennui et en métamorphoser la perception. Il ne serait pas présomptueux d’y déceler une critique acerbe du quotidien des laissés pour compte. La cruelle réalité du coeur du récit est mise en perspective, en amont et en aval, par un contexte chimérique.
Néanmoins, il serait maladroit de négliger l’amusement d’Alonso dans son processus de création. Il singe le western en se nourrissant d’influences diverses, usant de la figure familière de Viggo Mortensen et jouant de surnoms cowboyesques dignes d’un album de Blueberry, quitte à réemployer “El Coronel” sur deux trames différentes. Cette première partie dépeignant une fiction dans la fiction est de toute beauté. Les détonations arrachent les tympans comme des onomatopées de bande-dessinée, et la chorégraphie des mouvements nous rappelle à John Ford.
Oui, film… On s’ennuie
La proposition introductive d’Eureka est réjouissante et l’on reconnaît l’audace de son triptyque. Force est d’admettre, pourtant, la difficulté d’immersion dans les mondes postérieurement dévoilés. Se rangeant aux côtés du chef d’oeuvre de Chantal Akerman, le film nous imbrique dans le quotidien aliénant d’une femme policière. Aucune clef de compréhension quant à sa quête ne nous est offerte : Debonna recherche une enfant du nom de Mackenzie, nous n’en saurons pas plus. Elle ne trouve ni ladite enfant, ni aucune porte de sortie. Le travail des plans fixes et des silences réveille l’absurdité de séquences à la nature pourtant habituelle, pour un policier fictionnel.

Les plans liés à la perdition psychique de sa nièce Sadie rompent une corde déjà raidie par l’exercice temporel de cet épisode. Le terme “ventre mou” ne lui est pas volé. Aucun hypnotisme n’est possible dans les frugaux décors d’une prison ; les plans beaucoup trop longs suscitent une fatigue intellectuelle.
Invitation au voyage
Heureusement pour les spectateurs n’ayant pas bénéficié d’une nuit complète à la veille de leur visionnage, le cinéaste argentin propose, sur son troisième acte, de sortir du système. Il nous fait prêter attention à la parole des habitants de la forêt. Cette dernière danse entamée, on comprend le geste d’Eureka : le film invite à l’appropriation de ses matériaux. Comme les peuples sud-américains s’essaient au décryptage de leurs rêves, il n’existe pas une solution miracle expliquant le parcours que propose le réalisateur durant ces 2h36.
La course abstraite des personnages fait figure d’ébauche et le temps qui s’évase invite au plongeon. Voilà c’est qu’est Eureka, au final : une invitation. Les tickets sont chers, et le spectacle n’est pas achevé. Alonso assume ce choix, mais ça n’en fait pas une expérience aboutie pour autant.
Eureka, de Lisandro Alonso. Écrit par Martín Caamaño, Fabián Casas et Lisandro Alonso. Avec Viggo Mortensen, Chiara Mastroianni, Alaina Clifford… 2h36