[CRITIQUE] The Bikeriders : Broken hearted blues

Premier film de son réalisateur depuis Loving en 2016, The Bikeriders adapte le livre-photo du même nom par le photographe Danny Lyon qui a interviewé et capturé derrière son objectif le club de motards des Chicago Vandals au milieu des années 60. Jeff Nichols est un adepte des sujets ici abordés : son Take Shelter en 2011 explore déjà une paranoïa et une fascination terriblement américaines pour le concept de fin du monde et d’apocalypse ; Mud reprend l’idée de l’outcast pour se pencher sur l’esprit gothique et perdu de l’Amérique du Sud. Il n’est pas étonnant de le voir ici s’intéresser à la figure du motard, terriblement ancrée dans l’imaginaire américain, à la fois libre et communautaire, d’un autre temps et toujours présent.

Il est compliqué de commencer à aborder ce film sans se pencher d’abord sur sa figure de proue, Benny Cross, tant l’équilibre du récit et des relations entre personnages repose sur sa présence, son symbolisme et son charisme. Introduit dans les premières minutes via la voix off de sa femme, Kathy (Jodie Comer), la caméra de Nicholas s’attarde très peu sur son visage, centrant son plan sur sa veste des Chicago Vandals. L’audience est ainsi mise face au motard, au mythe Benny Cross et au stéréotype que le réalisateur explore. Sa rencontre avec sa Kathy suit le même tracé et le même principe d’iconisation. Le réalisateur présente Benny à travers les yeux de Kathy, recréant un des clichés de Danny Lyon (Mike Faist) : adossé à une table de billard, la lumière sur lui de manière à éclipser les autres personnages comme décor de fond. La narration à double sens de Nichols est intéressante : la voix de Kathy nous guide à travers son propre vécu et son ressenti mais ce sont bien les photos de Lyon qui les illustrent, créant ainsi un récit se promenant sur un fil ; le motard d’un côté, l’homme de l’autre. La manière qu’a le réalisateur de reproduire les clichés de Lyon en leur donnant vie permet de sortir d’une représentation désincarnée et creuse les thèmes de communauté ainsi que les valeurs quasi-familiales qui unissent les membres du club. Les scènes d’introduction de chaque personnage ou les immenses réunions des Vandals en sont un bon exemple : Nichols flirte avec le documentaire dans sa manière de filmer ces motards. Bien souvent, la caméra se fait petite et le réalisateur se contente de jouer les Stones ou les Shangri-las tout en laissant les personnages exister dans ses plans. Tout cela leur permet de devenir plus réels et moins archétypaux tout en créant une esthétique et une ambiance terriblement entraînantes. De la même manière que Kathy et Lyon, l’audience reste constamment sur un entre-deux : sommes-nous invité·es à devenir membres du club ou simplement témoins voyeuristes d’une époque en train de se perdre ?

critique the bikeriders
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Il manque cependant à la deuxième partie une cohérence thématique qu’un Linklater peut insuffler à ses récits. Si l’on considère The Bikeriders comme une série de tableaux censés dépeindre une époque de la même manière qu’un Boyhood, les scènes de ce dernier cémentent bien plus ses sujets, reliés par un fil rouge qui manque au film de Nichols. Des bribes intéressantes sont soulevées, dont le constat d’une jeunesse post-Vietnam perdue et esseulée dans son errance avec les nouveaux arrivants du club qui provoquent très vite l’autorité en place sans comprendre les valeurs qui unissent ses adhérents. Lorsque le leader du club, Johnny (Tom Hardy) refuse à un jeune de devenir membre quand bien même ce dernier serait prêt à abandonner ses amis, est-ce le caprice autoritaire d’un vieux lion attaché à une masculinité iconisée ou un exemple de la fraternité d’une génération en train de s’effacer pour la prochaine ?

Nichols maintient son récit sur une ligne tranquille : sa dichotomie entre homme et symbole perd de l’élan lorsque le réalisateur peine à creuser la dimension humaine de ses personnages. Ce problème affecte tout particulièrement Benny, incapable d’exister en dehors de la vision de Kathy ou Lyon. Pourtant clé et moteur de son intrigue, Nichols échoue à le rendre réel aux yeux de l’audience. À mi-chemin entre James Dean et Brando, il représente à la manière des deux acteurs un certain style de vie, l’idée du motard de The Wild One, l’insouciance désabusée de la Fureur de vivre, une masculinité cuirassée et puant l’huile de moteur. Austin Butler, une nouvelle fois adepte des icônes après Elvis, se débrouille admirablement bien dans le rôle, sa présence à l’écran si puissante qu’elle fait immédiatement comprendre la fascination des autres personnages pour lui. Malheureusement, le script ne lui accorde pas assez de nuance pour suffisamment briller en face de Tom Hardy bien que leur dynamique soit la plus intéressante du film, jeunesse insouciante et vieux lion trop engoncé dans les manières d’un autre temps pour comprendre que son temps est révolu. C’est particulièrement à travers cette relation que Nichols foule du pied l’idée du motard macho et solitaire, montrant au contraire le club comme un écosystème ayant besoin de chacun pour survivre mais aussi et surtout dont chacun a besoin pour survivre. L’idée tient vaguement de Mud, où le réalisateur décrit ces laissé·es pour compte n’ayant trouvé de place nulle part ailleurs qu’ensemble. Le personnage de Michael Shannon dans Bikeriders en est un bon exemple, jamais loin des autres rôles que le réalisateur lui a confié dans le passé : délaissé par sa famille où il aurait pu trouver de l’amour, par l’armée où il aurait pu trouver un but, tous ses besoins se cristallisent dans son appartenance au club. C’est le primat de la communauté que Nichols présente, tout en montrant via la nouvelle génération de motards qu’encore et toujours, l’aspect humain se perd au profit de l’icône et du stéréotype vide de sens. Le personnage de Tom Hardy symbolise à lui seul la communauté et les principes sur lesquels se sont fondés le club. Il n’est donc pas étonnant de le voir détruit, abattu par la nouvelle génération avec les mots de Kathy en fond : « Beaucoup ont dit que lorsque Johnny est mort, ça signait la fin de l’âge d’or des motards ».

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Terriblement intéressant dans son fond mais souvent inoffensif dans son exécution, The Bikeriders voit Nichols filmer les vestiges d’une époque idéalisée, de sa naissance à sa fin brutale. En donnant vie aux photos de Danny Lyon, le réalisateur parvient à proposer des réflexions assez actuelles sur l’importance de la communauté et des symboles via l’ère des motards aux États-Unis. On regrette sa difficulté à les creuser et à garder une cohérence thématique sur ses deux heures. Le film danse sur une opposition entre l’humain et la communauté d’un côté et une fâcheuse tendance à idéaliser une époque, la vider de sens et de ses valeurs fondatrices ; ce sont ces vestiges sur lesquels le réalisateur s’attarde avec moins de maîtrise que ses œuvres précédentes.

The Bikeriders, écrit et réalisé par Jeff Nichols d’après le livre du même nom par Danny Lyon. Avec Jodie Comer, Austin Butler, Tom Hardy… 1h56

Sorti le 19 juin 2024

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