Objet de désir des hommes, némésis des femmes, le “problème” avec Jessica est tout simplement qu’elle existe. Ça et le fait qu’elle n’a pas de voix au chapitre également, tant elle ne nous est présentée que par le prisme des autres, la jalousie féminine et la lubricité masculine. Éléphante dans la pièce qui stigmatise de fausses frustrations, elle est celle dont on se débarrasserait bien tant son franc parler pourrait faire resurgir quelques non-dits. Mais une fois l’intruse dégagée, il n’y a plus de garde-fou pour conserver les terribles secrets, et le joyeux repas entre ami·es devient un pugilat vénéneux.
Dans sa manière de nous présenter ses personnages, Matt Winn joue de contre-temps, pensant son film comme un Festen à l’anglaise, où tout se centrerait sur une Jessica qui isole les hommes pour les allumer et augmenter la rancœur de leurs épouses. Il laisse à penser aux montées en tension avant un bain de sang final, et éclate ce cadre dès le préambule par le suicide de la concernée et son corps pendu dans le jardin, source d’une nouvelle obsession bien plus malsaine. Ce cadavre que l’on ne nomme plus que comme “le corps” est un obstacle, celui de Sarah et Tom qui comptent vendre leur maison et n’ont pas envie qu’un fait divers glauque puisse altérer leurs prétentions pécuniaires. Peu importe qu’une connaissance se soit donnée la mort, la tragédie qui inonde les cœurs du couple, c’est celle qui entrevoit la possibilité de descendre de leur classe sociale. Problèmes de riches qui se caractérisent par différents facteurs, notamment quand Richard, l’époux du couple d’ami·es ayant amené à la soirée la parasite, refuse d’aider à planquer la dépouille non pas par altruisme mais parce que si le pot-aux-roses se découvre, il pourrait être radié du barreau. Pour les réputations et privilèges, celle qui pourrit tranquillement sur l’herbe fraîche est une balle dans les godasses dorées.

The trouble with Jessica accentue sa tension par un ensemble de saynètes qu’il agrémente d’un panneau “The trouble with”, représentant le nouvel obstacle afin de chapitrer sa narration. Lorsqu’une voisine curieuse débarque pour faire dédicacer sa copie du livre de Jessica, déjà morte, c’est le panneau “The trouble with the neighbors” qui apparaît, provoquant l’hilarité. Un procédé amusant les premières fois mais qui, au vu du nombre d’obstacles présentés – la police qui passe après un appel écourté, l’acheteur de la maison qui décide de faire sa visite de nuit, le fait de balader le cadavre dans un véhicule, etc. –, devient lassant lorsque l’on comprend qu’il sera le seul outil utilisé pour ponctuer l’action. Le clafoutis, autre élément de la narration qui fait la convoitise des figures traversant la maison est lui même utilisé avec la même lourdeur. Ainsi, pourtant court (1h30), le film paraît interminable, bien que jamais dénué de rythme puisque la rapidité est son mot d’ordre.
Pour accompagner la mise en scène de cette fable noire, ici embrassant totalement le ton comique voulu par Matt Winn, le montage confond vitesse d’exécution et précipitation de péripéties. En voulant jouer sur l’efficacité des plans, laissant entrevoir une émotion pour contrebalancer avec des contrechamps où le visage recevant l’information accompagne nos rires de sa surprise, ces derniers ne sont jamais assez longs et ne permettent pas aux acteur·ices d’exister dans le champ, d’utiliser leur corps comme outil de leurs partitions humoristiques. Un comble quand le casting comporte des figures telles que Shirley Henderson, Olivia Williams ou Alan Tudyk (pour exemple envers ce dernier, le Joyeuses funérailles de Frank Oz qui joue avec son corps et ses expressions faciales improbables), habitué·es à cette forme d’expression. On sent que la volonté première pour s’éloigner d’un effet “théâtre filmé” est de justement accélérer ce montage, tenter d’utiliser le langage cinématographique pour tout transmettre, là où ce dernier est obligé de se compromettre, l’unité de lieu en huis clos et la teneur du récit rendant une forme de théâtralité quasi-obligatoire. Matt Winn semble apeuré par la démonstration de son sujet mais dénote aussi d’un manque de confiance envers son ton, qu’il se sent bon de nous rappeler dès qu’il le peut. Ainsi, la bande-son jazz utilise les instruments pour accentuer les gags ou le cynisme présent, comme si nous avions besoin d’un manuel pour savoir quand rire. Un comble de voir ce ton comique, assumé quant aux engagements des protagonistes, manquer de panache quand c’est l’irruption du drame qui offre au film quelques moments de grâce.
On le disait plus tôt, Jessica nous est présentée comme une indésirable et sa disparition arrange les autres personnages. Mais jamais l’occasion ne lui est donnée de se défendre, d’appuyer sa pensée et son point de vue sur les choses dont on l’accuse. Puisque le quatuor n’a même pas la décence de se demander ce qui a motivé son geste, il est temps pour la défunte de reprendre sa place. Maintenant que le cadavre est éloigné, les esprits se libèrent et offrent la place pour un dernier obstacle qui s’invite à la fête : le remords. Dans l’un des derniers actes, “The trouble with guilt”, des souvenirs du préambule se mêlent à des réminiscences, montrant que le suicide de Jessica était évident pour chacun·e et que sa détresse se retrouvait dans chaque acte lui étant reproché, par manque d’interprétation ou aveuglement général. Des raccords évidents, que l’on distingue dès les premiers instants mais dont l’écho est savamment utilisé. Le temps d’une scène, Matt Winn montre sa maîtrise de la tonalité dramatique et ajoute de la profondeur à l’ensemble. Dommage tant l’aspect comique peut aussi révéler des peurs et traumas profonds et avait un boulevard pour s’exprimer sans que le réalisateur ne parvienne à s’emparer de ces instants. Pour sa conclusion, on repart sur une note douce amère, chacun·e remet ses œillères et sa culpabilité de côté, le monstre du placard a fait des ravages éphémères qui les rongeront peu à peu. Peut-être.
La comédie est un art difficile, et probablement l’un des plus ardus à mettre en scène. The trouble with Jessica se rate sur ce point, mais derrière ses gags mal rythmés et ses lourdeurs se cache un amour pour son sujet. Matt Winn ne parle pas de choses nouvelles : hypocrisie des classes supérieures qui font tout pour maintenir leur confort, même les choses les plus abjectes ; détresse des esprits ouvertement rebelles qui crient leur mal-être à qui ne veut pas le voir. Il n’empêche que son expression là-dessus ne manque pas de justesse et que le temps de trouver un ton adéquat, nous pourrions être surpris·es.
The trouble with Jessica, de Matt Winn. Écrit par James Handel et Matt Winn. Avec Shirley Henderson, Alan Tudyk, Indira Warma… 1h30
Présenté en compétition au festival du film britannique de Dinard 2023
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