Fort d’une carrière redécouverte post-mortem, Tony Scott a depuis toujours divisé la critique par un style unique au sein de l’industrie hollywoodienne. Pour certains, un yes man créant de l’action décérébrée, pour d’autres un formaliste aux questionnements modernes.
Aux ambitions de peintre, le frère Scott se passionne pour l’image en formant une esthétique qualifiée de « pubarde » puis de « clipesque » par ses détracteurs. C’est dans les années 2000 qu’il arrive à l’apogée de sa forme avec Man On Fire (2004) où la matérialité de l’image devient le reflet de l’état psychologique du protagoniste (joué par son fidèle collaborateur, Denzel Washington). L’année d’après, il cherche encore à repousser son esthétique (et ses critiques) avec Domino. Arrivé au bout de son projet visuel, Scott se demande où il peut aller ensuite.
Déjà Vu (2006) répond à ce constat en préservant ses tics de mise en scène (ralenti, accéléré, superposition visuelle) et en questionnant directement l’image, son rapport avec le spectateur. L’introduction l’illustre par un événement tragique, un attentat à la bombe sur un bateau posant le cadre émotionnel du long-métrage. Celle d’une œuvre post-attentat du 11 septembre et de l’ouragan Katrina, catastrophe ayant ravagé la Nouvelle-Orléans en 2005, lieu principal du film. Nous retrouvons ici la profonde mélancolie de The Hunger (1983) et la rage contenue d’un Man on Fire par le climat lourd d’une nation en deuil.

Des éléments troublent le tableau euphorique de l’introduction : d’une jeune fille faisant tomber sa peluche à un morceau des Beach Boys se lançant tout seul. Ce moment introductif joue déjà avec la temporalité des images, souvent ralenti, comme pour en étudier les détails de l’enquête à venir. Les divers angles de vue font écho à la technologie qui permettra la résolution de l’enquête dirigée par l’agent Doug Carlin. Nouvelle association entre Washington et Scott dans un personnage solitaire et professionnel rappelant ceux de Michael Mann.
Le souci de Tony Scott pour la surveillance se retrouvait déjà dans Ennemi d’Etat (1998) où les caméras sont omniprésentes. Le pouvoir politique présenté comme intrinsèquement lié à ces technologies omniscientes se fait pourtant prendre à son propre piège, la caméra de surveillance devenant leur talon d’Achille. Dans Déjà Vu, une vidéo de surveillance du pont prouve l’existence du terroriste. Scott y poursuit sa réflexion sur l’image dans une ère ou son rôle est capital et déplie un questionnement sur l’omniprésence des caméras, leur intrusion dans le cadre privé et leurs rapports ambigus entre sécurité et voyeurisme.
Par la suite, Paul (Val Kilmer) l’introduit à une technologie s’inscrivant dans la continuité de ce rapport ambivalent. Un écran transmettant le passé sous n’importe quel point de vue, restreint à un cadre temporel de quatre jours auparavant. Outre ce concept de science-fiction, c’est l’obsession du protagoniste pour Claire, une victime de l’attentat qui prend le dessus. Son corps retrouvé sur les lieux de l’événement reste une énigme puisque scientifiquement morte avant le crime. Son existence est un mystère obsédant, faisant d’elle la clef de voute du récit.

Pour cela, l’enquête reconstruit son passé. Plus précisément par la trace physique qu’elle a laissée de son vivant, Claire devient une image de cinéma car mise en scène selon le choix des protagonistes. Doug prend conscience de l’impossibilité de son existence, regardant la même femme qu’il a trouvée morte quelques heures auparavant. Prenant vie sous ses yeux ébahit, ce paradoxe à la manière du chat de Schrödinger crée en lui une pulsion dans un instant suspendu dans le temps.
Le visage de Claire se retourne vers la caméra virtuelle, son regard transperce la surface de l’écran. L’agent Carlin s’arrête un instant sans paroles, il vient de tomber amoureux d’une fiction. Le cinéma étant l’art des fantômes, capturant les vivants en mouvement pour les graver à jamais sur la pellicule. Claire devient sa Madeleine, Doug son Scottie, dans une continuité thématique avec le chef-d’œuvre d’Alfred Hitchcock, Vertigo (1958).

Comme le personnage de James Stewart, amoureux transi, il veut la sauver par tous les moyens. Chez Scott, le pari est d’autant plus risqué qu’il implique de briser les lois de l’espace-temps en traversant autant le temps que l’écran. Littéralement, Doug veut rentrer dans la fiction et changer le cours du récit, du destin, autrement dit du fatum déjà écrit puisque passé. Ce qui fascine dans ce personnage est que, sans s’en rendre compte, il devient tout à la fois metteur en scène (par le contrôle de la caméra) et acteur de sa propre fiction (en traversant l’écran).
Des embuches propres au genre du film d’action se trouvent sur son chemin mais, là encore, Scott parvient à insuffler une originalité et une humanité rare. En voiture, l’agent Carlin poursuit le terroriste dans le passé au moyen d’un casque virtuel élargissant les pouvoirs de cette technologie. Le cinéaste forme ici une scène d’action vertigineuse, confrontant le passé et le présent au sein du même plan.

Par une simple course-poursuite, Scott livre une scène faisant rencontrer des temporalités opposées avec limpidité. De l’écran au casque, un pied dans le présent, l’autre dans le passé. Doug est le cameraman, maître des images pendant un temps avant que la technologie ne se brise. Guidé par ses collègues, il reste le moteur de l’action et donc du mouvement. Embrassant son point de vue, ce sont finalement ses émotions qui intéressent le réalisateur britannique.
Lancé sur sa quête pour franchir le Styx et la ramener du monde des morts, sa croyance devient prépondérante. Nous pourrions discréditer l’intrigue par ses paradoxes temporels mais l’objectif est tout autre, c’est bien la foi qui dépasse le cadre de la science-fiction. La religion, l’amour, l’espoir, peu importe son nom, c’est cela qui guide ce personnage voulant se libérer d’une existence morne et solitaire. Claire étant sa lumière au bout du tunnel, son objectif pour passer de la mort à la vie.

Le long-métrage se termine par un freeze frame (arrêt sur image) sur la mélodie des Beach Boys, “Don’t Worry, Baby“, écho à la catastrophe initiale, dans un contexte opposé. Ou comment depuis son introduction tout devait rentrer dans l’ordre, stoppant le temps par un moment d’insouciance. Les Beach Boys et Tony Scott partageant ce même besoin d’optimisme, formant sa conclusion comme le pansement indispensable d’un peuple américain meurtri.
Déjà Vu de Tony Scott. Avec Denzel Washington, Paula Patton, Val Kilmer, Jim Cazaviel … 2h06.
Sortie le 22 Novembre 2006.