[CRITIQUE] Driver : rapide et furieux

L’intérêt des ressorties est de requestionner une certaine histoire du cinéma, de (re)découvrir des jalons ou chaînons manquants, de se poser les questions du pourquoi et comment. Driver de Walter Hill, rejeton bâtard, limite bis, de French connection de Friedkin et du Samouraï de Melville, est aujourd’hui connu comme la source principale d’inspiration de Drive de Nicolas Winding Refn. Pour autant, il ne faut pas tomber dans la comparaison – qui n’aurait finalement pas tant de sens, les auteurs ayant leur approche propre d’un tel sujet –, mais chercher, justement, pourquoi Driver a pu avoir de l’influence et comment cela se fait-il qu’il soit un peu oublié.

Car Driver est infiniment réjouissant, du genre des films qui parviennent en quelques plans à vous donner un sourire complice et des palpitations. Sa course poursuite inaugurale donne l’impression d’être dirigée par Herbert von Karajan, avec une intense virtuosité à faire pâlir les plus récentes tentatives du genre. Surtout, elle témoigne de l’artisan plus que respectable qu’est Walter Hill, jamais avare en bonnes idées pour générer du mouvement au point de friser l’abstraction : la caméra derrière la vitre arrière ou juste devant la voiture, associée avec des panoramiques brutaux et des raccords millimétrés donnent le sentiment de vivre chaque coup de volant ou de frein, de filer droit sur le bitume comme si notre vie en dépendait. Hill ne fait pas dans la dentelle, pas dans la psychologie, mais il est un faiseur d’images brutes et opaques, à la science du cadre travaillée.

C’est peut-être ce qui explique, par ailleurs, la méprise à son égard – le film a été un échec critique et commercial à sa sortie. Ici, il aborde son récit noir par les archétypes : personnages nommés par leurs fonctions (The Driver, The Detective, The Player), pas/peu développés voire désincarnés, au jeu monodimensionnel (Bruce Dern cabotine en Dirty Harry ridicule, Ryan O’Neal et son absence de charisme arborent un air taciturne, et Isabelle Adjani affiche une beauté glaciale et mystérieuse) et dialogues minimalistes. Sa force, c’est celle du geste, le sien et celui qu’il filme. Minutieux et maniériste, il offre un cinéma de sensations, d’impressions, où les surgissements de violence ont un impact décuplé par le montage ; le moment où le Driver tire, comme un cowboy urbain, marque par la sévérité implacable du raccord et le placement des corps.

Studiocanal

C’est à travers eux que Driver tire sa narration, ses jeux de dupes, de pouvoirs. Celui impassible du chauffeur, qui attend dans l’ombre que le détective, fort d’un numéro excentrique, parte de l’appartement de la joueuse roublarde et qui garde toujours un as dans sa manche. Le paradoxe réside dans la répartition des rôles, le flic devenant plus que l’antagoniste, une véritable machine à tuer, là où les deux autres sont guidés, mécaniquement, par un instinct de survie. Trois rouages d’un monde virant à la farce tragique, à l’issue nécessairement sombre mais vers laquelle on fonce la tête haute, avec élégance et panache. C’est dans cette détermination, cette foi absolue en l’image et ce qu’elle véhicule (pensez à cet effet surréaliste et fascinant d’apparition d’une horde de flics pour capturer le Driver en un contrechamp), que Hill et ses personnages avancent sans sourciller.

Les morceaux de bravoure s’enchaînent – d’autres courses poursuites, la scène du train, jusqu’au climax dans l’entrepôt, génial de lenteur et de tension –, en laissant poindre discrètement un vide existentiel. Derrière l’action – au sens premier du terme –, la futilité et la fugacité de la vie, sous entendue dans le crissement de chaque dérapage, dans le sifflement de chaque balle tirée, dans l’échappée de chaque personnage. Walter Hill mue du faiseur au poète, dont les vers nous échappent irrémédiablement pour mieux nous envoûter, tel un cri qui court dans la nuit.

Driver, réalisé et écrit par Walter Hill. Avec Ryan O’Neal, Bruce Dern, Isabelle Adjani, … 1h31

Sorti le 23 août 1978

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