À l’heure où la consommation mondiale se règle au rythme des livraisons de masses de plus en plus rapides et de moins en moins chères, la Chine tire son épingle du jeu en devenant l’un des acteurs majeurs de la manufacture industrielle. Se nourrissant d’un capitalisme en parfait contraste avec son régime politique, le pays s’est construit à l’instar de ses voisins américains un “rêve chinois”. Ce rêve, Jessica Kingdon ne cesse de vouloir le détricoter. En 2017, elle réalise Commodity City, un court-métrage documentaire sur le marché de Yiwu montrant la surconsommation comme une prison dystopique qui enferme ses acteurs sous leurs produits. Une première marche qui la conduit en 2021 à la réalisation de son premier long-métrage, Ascension.
Pensé comme trois courts-métrages puis tourné en un seul long pour des facilités de production, Ascension est le regard de Jessica Kingdon sur le rêve chinois. Elle pose sa caméra à l’intérieur de cette nébuleuse machine à succès et capte sans interview ni commentaires l’essence d’un système peu reluisant.

Pour déchiffrer cet objectif de réussite, la réalisatrice se pare d’une recette qu’elle expérimentait déjà dans Commodity City, l’esthétisme comme force de captation du spectateur. Quoi que l’on pense de la société de consommation et de ses aspects les plus laids, force est de constater que la caméra peut les rendre beaux à la limite de l’hypnotisme. Toutefois, cette beauté pique les recoins de notre conscience. À l’instar d’un Rick Deckard scrutant la perfection faussement humaine de Rachael dans Blade Runner de Philip K. Dick, nous ne pouvons nous empêcher de nous sentir mal à l’aise face à la réalité qui se cache en dessous.
Cette réalité, c’est un système hiérarchique prenant racine dans une culture baignée de patriotisme et d’honneur, mais surtout d’argent. La réalisatrice va nous faire progressivement remonter la hiérarchie du rêve chinois en commençant par ses demandeurs d’emploi jusqu’à aboutir aux dirigeants vivant sur les différentes strates. Le système est simple et se résume sur des encarts placardés sur les murs : “Travaillez dur et vos rêves se réaliseront”. Le monde des ouvriers n’est plus celui de l’homme, mais celui des machines qui impriment un rythme auquel il faut se conformer ou laisser sa place. Que l’on parle de bouteilles d’eau défilant sur une chaîne de montage ou de salariés faisant la queue pour obtenir un travail à la criée, chacun est le produit d’une longue chaîne. Au-delà de la simple production d’une strate de la hiérarchie pour une autre, c’est aussi le sens du sacrifice et de l’appartenance qui prédomine.

Parade militaire, entraînement cadencé et test de résistance à la douleur, le documentaire montre aussi comment sont façonnés les esprits de la masse ouvrière. Ils doivent leur situation au “patron” et il est donc normal de travailler dur pour lui, jusqu’à la blessure ou la mort. L’estime de soi et l’honneur sont directement connectés. Les images captées dans le long-métrage oublient un temps l’aspect graphique pour adopter le style militaire et propagandiste non loin des images d’archives des grandes heures des dictatures militaires. Des images dont on peine à comprendre comment elles ont pu être filmées sans rencontrer la moindre opposition de la part des instances dirigeantes. Ascension ne cherche pas à dresser un portrait manichéen qui voudrait qu’un méchant patron exploite de gentils ouvriers, mais à décrire un système de servitude volontaire à un mal plus grand, la cupidité. Et dans cette élévation du rêve financier, le documentaire s’attarde particulièrement sur les intermédiaires. Ceux qui ne produisent pas, mais qui maintiennent la pyramide stable. On parle ici des influenceurs, des coachs en entrepreneuriat et des formateurs en vente effective. Là encore l’objectif et le rendement et ses moyens sont une uniformisation des techniques et arguments. La caméra se fait plus cadrée et, reprenant le style de Commodity City et de ces échoppes comme exemple, donne cette impression que la seule issue est de vendre son stock pour en échapper.
Le documentaire s’achève sur le portrait d’une élite dispendieuse qui, ayant réussi à se dresser au sommet du rêve, oublie assez vite le sacrifice des autres et se satisfait de sa situation qu’elle souhaite maintenir coûte que coûte. Toutefois, le spectateur n’est plus hermétique au système. Si l’image d’ouverture nous présentant une piscine démesurée au sommet d’un immeuble peut nous étonner plus que la présence d’employés se risquant dans un jeu de funambule sur ses rebords, nous avons désormais les yeux bien ouverts. Au détour d’une séance photo aux commentaires odieux ou d’un dîner superflu, nos yeux s’attardent désormais sur les “invisibles”, ceux qui maintiennent le sommet de la pyramide dans le rêve chinois tant espéré. Une marchandisation du corps mêlé d’une servitude sacrificielle que Jessica Kingdon image avec des bouées roses s’agglutinant dans un parc de loisir, visiteurs devenus eux-mêmes produits d’une chaîne qui pourrait se gripper à chaque vague.

Avec Ascension, Jessica Kingdon apporte des images documentaires à la grande force narrative. Par le travail de montage ou par les choix de cadre, la caméra du long-métrage multi-récompensé sublime un monde bien terne pour mieux en déconstruire les illusions de réussite. Nous plonger dans un flou composé d’émerveillement visuel et de malaise moral pour en extirper une interrogation sur le rêve chinois, mais également sur l’impact que notre consommation occidentale a sur ce système est un tour de force plus que remarquable. On attend avec impatience la prochaine proposition d’une réalisatrice qui, en deux productions, nous laisse déjà entrevoir un style travaillé et fort appréciable.
Ascension de Jessica Kingdon / 1h37 / Sorti sur Paramount+ le 1 Décembre 2022.