Difficile de nier le rôle prépondérant des médias dans nos sociétés modernes. Il y a bien longtemps qu’ils ont dépassé leur simple statut de moyen de diffusion d’informations, d’œuvres ou de message. Qu’il s’agisse d’une mode, d’une pensée ou d’une élection présidentielle, les médias agissent aujourd’hui en fabricants de l’opinion publique (La fabrication du consentement de Noam Chomsky). On pourrait rétorquer que cette évolution ne date pas d’hier et que les médias ont servi par exemple la propagande de guerre. Dès lors, il n’est pas étonnant que le cinéma s’intéresse de plus près à ce phénomène. Reflet de notre monde ou projection dans notre futur, il est parfois les deux en même temps.
Commençons par délimiter notre champ d’étude. Marshall McLuhan, philosophe canadien, nous y aide grâce à son ouvrage Pour comprendre les médias : « […] en réalité et en pratique, le vrai message, c’est le médium lui-même, c’est-à-dire tout simplement, que les effets d’un médium sur l’individu ou sur la société dépendent du changement d’échelle que produit chaque nouvelle technologie, chaque prolongement de nous-mêmes, dans notre vie. ». Depuis la seconde moitié du XXe siècle, quel média a connu la plus grande expansion dans nos sociétés et peut jouer ce rôle de fabricant de l’opinion publique ? La télévision. Quel art est le mieux positionné que le cinéma pour s’affirmer en satire de la télévision ?
Ron Burgundi, une caricature, vraiment ?
Caricaturer les médias afin de rire tout en faisant ressortir leurs travers, le réalisateur Adam McKay est le mieux placé pour y parvenir. Le cinéaste s’est formé aussi bien par la comédie que par la dénonciation. D’abord en participant à l’émission télévisée de Michael Moore (réputé pour ses documentaires à charge Bowling for Columbine et Fahrenheit 9/11), L’Amérique de Michael Moore : l’incroyable vérité, et en étant l’un des auteurs de l’émission comique Saturday Night Live de 1995 à 2001. Il ne s’attaque pas à n’importe quel média puisqu’il s’agit du journal télévisé, véritable rituel dans chacun de nos foyers mobilisant des dizaines de personnes pour apporter chaque jour, plusieurs fois par jour, l’information aux citoyens, mais finalement personnalisé par un seul individu : le présentateur.
C’est ce présentateur qui est au centre de Présentateur vedette : La Légende de Ron Burgundy. Incarné par Will Ferrell – ancien comédien du Saturday Night Live – Ron Burgundy personnalise à lui seul le journal télévisé, entièrement centré autour de sa personne dans le film, mais aussi la satire de ce monde où l’on starifie un individu dont le travail est de lire un prompteur. Imbécile, imbus de lui-même et inculte, il est le roi dans un monde où la beauferie et le machisme règnent. Quel élément pourrait être plus perturbateur pour ce journal que l’arrivée à la rédaction d’une femme ? C’est bien le sujet de Présentateur vedette, confronter ces hommes caricatures de leur époque (le film se déroule dans les années 70) à la présence d’une femme dans leur équipe et par extension le sexisme inhérent du monde des médias. La première réaction de ses collègues hommes (Ron Burgundy et son équipe) est de moquer sa présence, de tenter à tour de rôle de la draguer comme de gros lourds puis de tout faire pour lui faire rater la présentation de son journal. Une femme est vue comme une incompétente, un objet sexuel et une menace. Burgundy représente l’incarnation de l’homme patriarcal et machiste qui ne comprend pas que cette femme ne tombe pas dans son lit à la simple évocation de sa célébrité tout comme il lui est inenvisageable qu’une femme fasse équipe avec lui et soit donc perçue comme son égal (y compris lorsqu’il s’agit de sa propre maîtresse). La structure du récit confronte plusieurs hommes ancrés dans leur machisme face à une société qui évolue, où les femmes prennent leur place sans demander l’autorisation. Lorsque l’on voit encore aujourd’hui les affaires de sexisme et d’agressions dans les médias, Adam McKay semble avoir touché juste.
La suite Légendes vivantes traite plus frontalement de l’évolution des journaux télévisés. Le propos du film est résumé en une séquence. La chaîne de télévision décide au dernier moment de ne pas diffuser le reportage principal prévu. L’équipe se retrouve à présenter un journal sans sujet ni préparation. Ron Burgundy s’avance, demande de lancer le direct, se positionne et commente pendant plusieurs minutes les images d’une poursuite en voiture. La responsable du journal, Linda Jackson, s’exprime : « Il vient d’inventer une information ». Comment ne pas faire immédiatement le rapprochement avec les chaînes d’information en continu (le film raconte justement la création d’une chaîne de ce type), plateaux avec plusieurs personnes déblatérant pendant des heures sur du vide avec pour seule fonction de tenir l’audience concentrée sur une longue durée ? La séquence en question – une poursuite en voiture filmée depuis un hélicoptère – renvoie d’ailleurs à la fuite du footballeur OJ Simpson, grand évènement ayant tenu des millions d’américains devant leur poste pendant des heures. Finalement, les chaînes d’information en continu ne sont-elles pas les meilleures élèves de la doctrine de Patrick Le Lay lorsqu’il était Président de TF1 : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible. ».
Capitalisme et médias, un couple vers un même objectif
Un réalisateur a su, à Hollywood, représenter par l’image cette citation, plus de 15 ans avant qu’elle ne soit prononcée. Avec Robocop, Paul Verhoeven n’a pas seulement réalisé l’un des plus grands films de science-fiction de l’histoire, et pas seulement une version futuriste de Jésus-Christ. Le cinéaste déploie une vision de la société américaine (alors que la fin de la présidence Reagan approche) dans laquelle les médias sont au service du pouvoir et du capitalisme. Pendant le journal télévisé, entre deux informations sur une guerre en Afrique du Sud et la mort d’officier·es de police en service, une publicité pour le financement d’un cœur artificiel est diffusée. La connivence entre le monde médiatique et le monde économique est claire, le premier faisant office de serviteur du second.
Environ dix ans avant Paul Verhoeven, Sidney Lumet pose le constat d’une absorption des médias par les grands groupes capitalistes. Network : Main basse sur la télévision montre l’évolution d’une chaîne de télévision à la suite de son rachat par un conglomérat d’entreprises. L’information n’y est plus prioritaire. Seuls l’audience et les profits comptent, quels qu’en soient les moyens. Une afro-américaine aux idées marxistes devient médiatisée ? Une émission lui est proposée, quitte à pervertir ses idées révolutionnaires. Les individus ne sont plus que des pantins au service du capital, que l’on jette lorsqu’ils ne servent plus. Howard Beale, journaliste tout juste licencié annonce en direct son futur suicide ? Son score d’audience est tel qu’il présente une émission en prime time où il agite les idées populistes. Une carte blanche lui est donnée jusqu’au jour où il s’attaque aux intérêts du conglomérat en annonçant leur association avec des investisseurs saoudiens. Alors qu’il n’en sait rien et agite juste le fantasme des américains, le Président du conglomérat en personne lui annonce qu’il a touché juste et qu’il est allé trop loin. Dès lors, Beale n’a d’autre choix que promouvoir le capitalisme financier, c’est son rôle. Lorsqu’il ne remplit plus son rôle, on s’en débarrasse.
Les individu·es ne sont que des pions au service de ce conglomérat, que l’on utilise et jette au gré des résultats. Le système use les individus, détruit progressivement ce qu’il leur reste d’humanité. Constat cruel mais terriblement juste de Schumacher à Diana Christensen, amants mais aussi collègues issus de générations différentes dont la vision des médias est diamétralement opposée. « Tu as sérieusement besoin de moi (Diana). Parce que je suis le seul contact qu’il te reste avec la réalité humaine. […] Si je reste avec toi, je serai détruit. Comme Howard Beale et Lauren Hobbs l’ont été. Comme tout ce que toi et la télévision touchez est détruit. Tu es l’incarnation de la télévision, Diana : indifférente à la souffrance, insensible à la joie. La vie n’est qu’une banalité pour toi. La guerre, le meurtre, la mort, ont à tes yeux la même importance qu’une bouteille de bière ». Comme souvent chez Lumet, le décor sert de reflet à l’état d’esprit des personnages. Lorsque l’idylle débute entre Schumacher et Diana, son appartement est plein. De meubles, de livres, de vie. Lors d’une première dispute, Schumacher fait voler les feuilles contenant le manuscrit de ses mémoires. Première alerte. Lumet conclut la séparation du couple sur un plan fixe de Diana assise au milieu de son appartement : une pièce presque entièrement vide. Schumacher semble avoir emmené avec lui toute la vie qui entourait Diana.
Avec France, Bruno Dumont dresse un constat contemporain mais très proche de celui de Sidney Lumet il y a plus de 40 ans. France de Meurs (Léa Seydoux) est la journaliste star d’une chaîne d’information grâce à son émission qui mêle reportages qu’elle mène avec passion et débats sur le plateau. Elle vit comme une célébrité : appartement luxueux, soirées mondaines, entourée de fans demandant photos et autographes. Dumont y décrit l’aliénation de journalistes dans un système médiatique qui pervertit ses membres. France fait tourner toute sa vie autour de sa personne. Rien d’autre n’existe, y compris son mari et son fils. Le réalisateur montre que le monde médiatique n’est finalement rien d’autre que du cinéma. La mise en scène et le montage des reportages de France sont trompeurs, France semble par moments plus intéressée par sa personne que par le sujet et les débats enflammés sur le plateau cachent une complicité entre adversaires politiques. Les médias sont un autre monde, et ses membres tels que France ne vivent pas dans notre monde, à tel point que lorsqu’elle entreprend de laisser l’antenne pour soutenir les plus pauvres, on lui renvoie son statut de privilégiée avec violence. Perdue dans un monde qui n’est pas le sien, elle se résigne à revenir à l’antenne.
Présentateur vedette : La légende de Ron Burgundy, d’Adam McKay. Écrit par Will Ferrel et Adam McKay. Avec Will Ferrel, Christina Applegate, Paul Rudd… 1h34
Sorti le 18 mai 2005
Robocop, de Paul Verhoeven. Écrit par Michael Miner et Edward Neumeier. Avec Peter Weller, Nancy Allen, Dan O’Herlily… 1h42
Sorti le 20 janvier 1988
Network, main basse sur la télévision, de Sidney Lumet. Écrit par Paddy Chayefsky. Avec Faye Dynaway, William Holden, Robert Duvall… 2h01
Sorti le 16 mars 1977
France, écrit et réalisé par Bruno Dumont. Avec Léa Seydoux, Blanche Gardin, Benjamin Biolay… 2h10
Sorti le 25 août 2021


