Faut-il s’insurger ?
Le cinéma ne doit respecter aucun mobile impératif ni objectif défini. Affirmer le contraire nous précipiterait dans une pensée utilitariste, ingénieriste, bref, profondément anti-artistique. Mettons-nous d’accord : l’idée qu’un ou une cinéaste s’en remette à un cahier des charges dans son processus de création ferait frémir le plus institutionnel d’entre vous.
Débattre de ce qu’est le cinéma relève de l’exercice presque impossible, mais décréter ce qu’il n’est pas, ça, c’est plus facile. Par exemple, le cinéma n’est pas le cahier à petit carreau sur lequel nous déclinons nos idéaux afin qu’une relecture ponctuelle rassure notre ego et raffermisse la pensée commune. Le cinéma n’a pas à faire société. Il l’a souvent fuie, d’ailleurs. Merci, Catherine Breillat, de nous rappeler qu’il importe peu d’espérer une intention dénonciatrice ou appréciatrice dans la création.
L’idée jaillit mais elle ne reste pas. Elle n’est protégée ni par le code de la propriété intellectuelle, ni par le temps. Nous n’étudions pas Kandinsky mais de Sica, Fleming, Melville. Seuls l’image et le son, embrassés l’un contre l’autre sur l’écran d’ordinateur ou la toile du projecteur, survivent. Nulle fatalité à entendre Breillat déclarer qu’elle ne condamne pas, avec sa dernière œuvre, L’été dernier, la relation qui y est dépeinte. Et nous n’avons pas à exiger que le discours du film se prononce frontalement sur la question. Qui nécessite un rappel sur la vilenie qu’implique une liaison entre une matrone cinquantenaire et son ado de beau-fils ?
Le traitement de cette relation est à la source d’un débat critique, doublé d’un abattage médiatique. Le film commence par la présentation de l’environnement professionnel d’Anne, une avocate spécialisée dans le détournement de mineurs. La faiblesse psychologique des enfants plus ou moins grands, ça la connaît, la lutte contre les torts mis en œuvre pour leur sévir, c’est son métier. Anne se rapproche de Théo. C’est le fils révolté de son mari, un jeune Adonis de 17 ans. Tous deux entament une liaison passionnée. Le contexte n’est pas idéal, il faudrait songer à se séparer. Mais Théo n’est pas de cet avis.
Le règne d’Anne
Le personnage d’Anne, interprété par Léa Drucker, est une fort mauvaise personne et Samuel Kircher (Théo) joue sans appel le rôle d’une victime. Breillat ne cherche pas à le prouver et nous n’aurions pas été réceptifs à cette unique ambition. Anne est plus que l’héroïne de ce drame français somme toute codifié, propre et sans épis. Son visage s’efface sans cesse du cadre pour que son œil devienne caméra – ou qu’elle prête ses traits à la cinéaste.
Elle ne sera pas pointée du doigt par le long-métrage, mais filmée à la fois dans l’amour qu’elle offre à ce garçon échevelé, durant son implication au travail et au chevet de sa petite famille. Si le film énonce une vérité, c’est qu’Anne tente de préserver un semblant d’ordre dans sa vie. Même la tendre passion qu’elle partage avec Théo n’est pas critiquée par la caméra – qu’elle contrôle, de toute façon. Leurs ébats débordent de complaisance et la mise en scène les esthétise à l’extrême.
Mais voilà, d’autres images, détachées de celles précitées dans le temps et la plastique, apparaissent aux deux tiers du film. La peur d’être démasqués se profile. Seuls au monde dans leur amour, Anne et Théo se découvrent assaillis par leur environnement. Mari, sœur, enfants, leur apparition à eux tous contextualise le bel objet du long-métrage. L’enchaînement des séquences reprend le flambeau de la dénonciation, plus que la position du caméraman ou le dialoguiste.
L’enjeu n’est plus de respecter le bon-sens mais de chatouiller la morale des actes avant que leur part d’ombre ne soit révélée par la lumière. Dans un premier temps, Breillat fait éclore la beauté où on ne la soupçonne pas. Cette beauté se referme ensuite avec un coup de pouce au montage, par la jugeote du spectateur. L’agencement des scènes attribue sa typographie à notre propre langage.
L’intention peut-être applaudie. Qu’en est-il de sa maîtrise ?
Garçon avec un panier de fruits
Le récit déroule ses implications sans surprendre. On découvre un point de vue audacieux, certes, mais souffrant d’un manque de finition. La longueur millimétrée des scènes de plaisir – ou de crime, plutôt – invoque le soupir du spectateur le plus réceptif. Breillat use de la longueur pour instaurer une comparaison entre le plaisir du sexe interdit et celui de la manipulation dont son héroïne se montre aguerrie. Un plaisir équivalent ? Le plan de jeu apparaît trop évident, superficiel.
La présence de Samuel Kircher n’est pas sans rappeler celle de son aîné Paul, vu dans Le Lycéen et Le règne animal. Les deux frères tablent sur une bouche pâteuse et une voix matinale pour dégager un charme particulier. Mais, entortillant son corps sinueux sur sa tête blonde et comme endormi sur une toile de Caravage, Samuel joue plus sur la langueur et la finesse que son grand frère.
Or, si Paul Kircher apporte toute la saveur du Règne animal, c’est Léa Drucker qui attire l’attention dans L’été dernier. On peut le regretter, surtout dans une œuvre où Kircher est censé incarner un lumineux objet de désir. Il n’est pas aidé par un dialoguiste ne côtoyant manifestement aucun adolescent au quotidien.
En parlant de démonstrations stylistiques ridicules, Drucker n’est pas en reste (le monologue sur les rides de son vieil amant en tête). Mais on lui pardonne plus aisément car il ne lui est pas difficile d’être éclatante à la caméra : ce grain de beauté sous son œil gauche est le défaut le plus cinégénique du cinéma actuel.
Puisqu’elle est protagoniste, Léa Drucker n’incarne pas la figure d’opposition comme le fait une Mrs Robinson. Le procédé appelle à une empathie moins virtuose que dans le Mike Nichols car nous sommes obligés d’épouser son regard. Peu de risques donc, et le film se tient à cette relative sagesse jusqu’au générique. Finalement, l’ombre de Mort à Venise plane autant pour apprécier la recherche d’un sujet aussi ambigu que pour assombrir le tableau de son petit frère français au goût d’inachevé.
On n’aurait pas dérangé Breillat de son cercueil clouté, la face du cinéma n’en eut pas été grandement changée. Faut-il réclamer un chamboulement pour chaque sortie cinéma ? Certes non, mais pour un sujet aussi risqué, on en ressort frustré : on pardonne plus facilement l’ambivalence des grands films.
L’été dernier, de Catherine Breillat. Écrit par Pascal Bonitzer et Catherine Breillat. Avec Léa Drucker, Samuel Kircher, Olivier Rabourdin… 1h45
Sortie le 13 septembre 2023