Il est toujours périlleux de s’atteler, même pour un metteur en scène chevronné tel que François Ozon, au remake, d’autant plus d’un film d’un artiste estimé. S’il avait déjà repris Fassbinder dans Gouttes d’eau sur pierres brûlantes (2000), il va plus loin cette fois-ci, en transformant l’une des œuvres cultes du réalisateur germanique, Les larmes amères de Petra Von Kant (1972), en faux biopic exubérant, entre hommage assumé et satire gentillette.
Ainsi, Ozon remplace Petra la styliste par Peter le cinéaste, incarné par un Denis Ménochet dont la ressemblance avec Fassbinder croît au gré des minutes. Quelque chose frappe directement, dès l’entame, à savoir le ton tant du jeu que de la mise en scène. Là où Les larmes amères jouait d’un certain minimalisme – le film a été tourné en dix jours à peine, pour une durée excédant de quarante minutes celle du Ozon – et d’une pudeur affirmée, PVK, lui, opte pour l’outrance absolue, la passion excessive d’un homme désabusé sentimentalement. Cela passe par une double mise en abyme : le théâtre pour faire écho à la pièce originale avec les levers et couchers de rideaux et des performances maniérées ; le cinéma à travers la carrière de Peter, le casting d’Amir virant au simulacre sexuel précoce, et les effets de style ou autres mouvements de caméra traduisant l’artillerie lourde en possession d’Ozon pour raconter cette histoire. Ce feu d’artifices s’inscrit davantage dans la veine ouvertement queer de son cinéma, celle de 8 femmes (2002) ou plus récemment Été 85 (2020), et trouve ici un paroxysme. Il faut d’ailleurs noter que, comme dans le dernier cité, l’obsession jalousive et maladive sont au coeur d’un récit marqué par les contrastes : à la folie pathético-comique de Peter/Rainer s’oppose le mutisme mécanique de Karl, rôle révélant le talentueux Stéfan Crépon.

C’est notamment dans ce sens de la dramaqueenerie qu’Ozon donne une essence à sa relecture. Car oui, mis à part les quelques changements évoqués supra, les différences avec Les larmes amères sur le plan narratif sont maigres, trop peut-être, et peuvent laisser dubitatifs sur la fameuse “libre” adaptation revendiquée. Mais il faut voir plus loin, et repenser le regard sur la mise en scène et l’approche des deux cinéastes. Prenez, par exemple, la scène suivant la première ellipse où le couple doit annuler un voyage en avion. Fassbinder opte pour un plan fixe montrant le lit en premier plan et le téléphone dans le fond, vers lequel Petra se dirige. Par le statisme, il invite à observer principalement la réaction – ou plutôt absence de réaction – de Karin (Hanna Schygulla, jouant ici le rôle de la Mutti), lui conférant une existence plus forte.
Ozon, lui, joue du procédé inverse, en suivant Peter passer son coup de fil, laissant Amir dans le flou, pour mieux révéler son égocentrisme total et l’idée que ceux qui gravitent autour de lui sont seulement des figures, des silhouettes dont il croit pouvoir disposer. Cela passe aussi par les costumes et la fine référence au film d’origine. Lors du premier repas entre Peter et Amir, ce dernier arbore une chemise rouge et est entouré de mannequins en arrière plan – appuyant tant l’importance de la beauté sculpturale de Khalil Gharbia, sur laquelle il conviendra de revenir, que l’envie de Peter de le modeler à sa sauce. Au gré des ellipses, le rapport de force s’inverse, et le cinéaste est habité par le rouge de la victime et de la passion, tandis que son bel éphèbe se drape de bleu, couleur portée par Peter la première fois.

Malgré tout, cette science de l’image a ses limites, et le perfectionnisme d’Ozon lui coûte peut-être trop l’émotion, se déployant moins que dans la version contrainte et contrite de Fassbinder ; le contrechamp du coup de téléphone final sur Amir, puis Adjani dans la voiture, est de trop. Son Peter recréant l’obsession du beau de Mort à Venise (1971) de Visconti, dans une Allemagne non pas en proie à la peste mais à la guerre froide, touche moins que l’inquiétante contenance de Margit Carstensen et d’Irm Ehrmann (sa Marlène est d’une froideur sensuelle pétrifiante). Demeure une réflexion sur l’idéalisation, l’image que l’on crée et conserve d’un être aimé, adoré même, qui dans un élan de projection nous renvoie à notre propre rapport aux films, et l’envie débordante de les revoir encore et toujours.
Peter Von Kant, écrit et réalisé par François Ozon. D’après la pièce Les larmes amères de Petra Von Kant de Rainer Werner Fassbinder. Avec Denis Ménochet, Isabelle Adjani, Khalil Gharbia, Stéfan Crépon... 1h25
Sorti le 6 juillet 2022