En cette fin d’année 2021, Ridley Scott offre à 83 ans deux nouveaux films aux salles obscures : House of Gucci attendu pour fin novembre et Le dernier duel, sorti ce 13 octobre. Ce dernier met en scène le trio Adam Driver, Jodie Comer et Matt Damon dans une fresque moyenâgeuse centrée autour du dernier duel judiciaire en France mais pourtant, comme souvent avec Ridley Scott, le tout s’ancre de manière terriblement pertinente dans notre époque avec tous les thèmes abordés. On parle ici de viol, de libération de la parole et de ce que cela signifie d’être une femme dans une société masculine, des sujets qui font très fort écho dans le Hollywood post-me too.
L’histoire est simple en apparence : Jean de Carrouges, vassal du comte Pierre d’Alençon (solidement interprété par un Ben Affleck peroxydé), accuse Jacques le Gris, écuyer et favori du comte, d’avoir violé sa femme, Marguerite de Carrouges et exige comme réparation un duel à mort. Le tout bien sûr, auréolé de trahisons, d’intrigues politiques et de la parole d’une femme contre tous.
Le film est divisé en trois parties majeures, représentant le point de vue de chacun des principaux protagonistes de l’histoire. On fait d’abord la rencontre de Jean de Carrouges qui présente sa vérité. Carrouges se montre sous son meilleur jour : mari aimant, soldat courageux et homme d’honneur. Tout dans son récit vise à mettre l’entière responsabilité de ses malheurs sur Jacques le Gris, expliquant que s’ils étaient un jour amis, ce n’est plus le cas à cause des manigances de le Gris auprès du comte d’Alençon (rappelons-le, suzerain de Carrouges). Si Jean se présente comme un saint, le Gris est le diable et cela nous en dit beaucoup sur le personnage dont on commence à entrevoir la vraie personnalité : celle d’un homme qui veut passer pour le héros tragique à tout prix, en rejetant la responsabilité des ses erreurs sur tout le monde.
Le Gris se montre moins manichéen dans son récit. Il se présente de manière ni bonne, ni mauvaise, mettant en avant son extrême loyauté envers le comte d’Alençon et même envers Carrouges, même si ce dernier lui en veut. Cependant, il montre également son penchant très (trop) prononcé envers les femmes tout en contrebalançant cela avec sa piété (on le voit notamment se confesser du péché d’adultère après avoir violé Marguerite). Il se dépeint comme une victime, victime de la haine de Carrouges et de son “amour” pour Marguerite. Sa vraie nature se révèle dans le discours qu’il tient à cette dernière après le viol, qu’il fait passer pour un simple acte d’amour entre deux amant·es éperdu·es (“nous ne pouvions pas nous en empêcher”) avant de demander à Marguerite de ne rien dire à personne. Son portrait se dessine clairement : un homme sans scrupules prêt à toutes les horreurs et manigances pour obtenir ce qu’il convoite.

Marguerite est le personnage le plus complexe et pourtant le plus honnête. Tous les hommes autour d’elles cherchent à l’enfermer dans un archétype fade : Carrouges voit en elle la femme parfaite et docile, le Gris la séductrice immorale et ce faisant, elle n’existe pendant les deux tiers du film qu’à travers le prisme masculin. Dans sa version, elle ne cherche à rien édulcorer et ne présente qu’une vérité que personne ne veut se risquer à entendre : le Gris l’a violée et elle ne compte pas rester silencieuse. C’est dans l’essence même de son personnage que réside sa force : son courage incommensurable (et il lui en faudra pour se dresser ainsi contre toute une société), ce dont tous les autres personnages masculins manquent dans le fond. Elle dévoile une amère vérité : chaque homme se sert des femmes à son propre avantage. Même son mari se sert de son viol pour abattre le Gris et s’approprie son récit pour encore une fois, se positionner en victime. Il ne sépare jamais Marguerite de lui-même (“Marguerite est ma femme. On nous a causé du tort”) et modifie les choses à son avantage. Dans sa version, Marguerite avoue son viol en disant “j’ai été violée”, comme pour dire de manière tacite qu’elle a une part de responsabilité dans ce qui lui est arrivé. Dans sa version, elle dit “le Gris m’a violée” car elle sait qu’elle n’a rien à se reprocher, que le tort revient entièrement à le Gris. La phrase la plus marquante de son personnage vient lors de son procès, où elle est publiquement humiliée et présentée comme une menteuse afin de la forcer à se taire et qu’elle réussit malgré tout à trouver la force pour dire : “I will not be silent” : “je ne me tairai pas”.
L’écriture absolument parfaite du film (le duo Affleck-Damon aidé par Nicole Holofcener frappe encore) est sublimée par l’ambiance moyenâgeuse et le style de réalisation de Ridley Scott, immersif à souhait. Le film n’a pas peur de montrer ce qui dérange, c’est brut, violent et chaque coup porté entre deux combattants se fait ressentir. La photographie de Dariusz Wolski n’en est pas en reste, chaque plan est soigneusement fait et l’image qui en résulte est absolument magnifique.
Si tous les acteur·ices sont excellent·es dans leurs rôles (mention spéciale au mulet de Matt Damon), c’est bien Jodie Comer qui brille le plus. Elle livre une prestation nuancée et complexe, chacune des émotions de Marguerite transpire dans son regard. On note aussi la performance de Ben Affleck qui, bien qu’il ait un rôle mineur, parvient à voler la vedette dans chacune de ses scènes.

Dans Le dernier duel, Ridley Scott suit sa lignée habituelle et fait ce qu’il a toujours fait dans son cinéma : utiliser les erreurs du passé pour dénoncer celles du présent. Une fois encore, il ne se loupe pas.
Le dernier duel, de Ridley Scott. Avec Jodie Comer, Matt Damon, Adam Driver… 2h32
Sorti le 13 octobre 2021