Avec presque 60 ans de carrière au compteur, Ken Loach est devenu un incontournable du cinéma britannique à l’œuvre clivante tant appréciée que dépréciée pour la manière dont il s’approprie des sujets toujours brûlants. Grand habitué du Festival de Cannes qui ne manque jamais de le placer dans ses sélections lorsqu’il a une proposition sous la main, il représente ce cinéma de la bonne conscience que des bourgeois en costard matent le temps de tirer une larme et de retourner à leur soirée strass et paillettes. C’est aussi cette même caractérisation qui fait le sel rhétorique de ses détracteur·ices, l’accusant non pas d’un manque de sincérité mais d’une surenchère misérabiliste, encore plus prononcée sur ses derniers efforts. Pour beaucoup, Moi, Daniel Blake et Sorry we missed you représentent un supplice de chaque instant, sentiment qui nous a épargné jusque là. Charmé·es par les dits films ou en tout cas suffisamment sensibles à leur message pour ne pas se questionner quant à la pertinence de leurs procédés, il aura fallu l’arrivée de The old oak pour que nous aussi nous accordions sur le fait que ouais, Ken, t’en fais trop.
Dans cette petite ville du Nord de l’Angleterre, tout est au point mort. Des bâtisses en décrépitude aux rues désertes, le temps semble arrêté, dépossédé de toute vie. On le voit à la façade du Old Oak, ce pub lui aussi en extinction qui peine à voir les lettres de sa devanture tenir bon : bientôt, lui aussi sera abandonné, car quand son propriétaire TJ pliera boutique, personne ne reprendra le fond de commerce. On entend des rumeurs liées à de potentielles activités qui dynamiseraient le lieu, ces maisons qui se font acheter à la pelle par des entreprises en ligne mais dont on ne voit jamais les locataires. Celleux que l’on voit, ce sont les dernier·es résistant·es qui n’ont tout simplement pas les moyens de partir et viennent cultiver leur souffrance au Old Oak, dernier bastion de leurs complaintes où iels se rendent quotidiennement, épuisant leurs rares deniers dans les bières bon marché qu’iels s’enquillent. Les tensions s’accroissent lorsqu’un car dépose des réfugié·es syrien·nes aux portes de la ville et que les habitant·es se perdent en pensées injurieuses, nourries par le simple fait de leur racisme et leur ignorance, ou celui d’un constat qui accroit plus encore leur détresse : pourquoi devrions-nous aider ces personnes lorsque nos enfants meurent déjà de faim ?
Avec The old oak, Ken Loach souhaite transmettre une évidence simple, qu’il met en lumière avec aisance : dans la convergence des luttes, l’entraide est reine. La narration du film se place sur des rails évidents : TJ se rapproche des syrien·nes et les aide à prendre leurs marques, ce qui lui est reproché par les habitué·es de son pub dont la colère se manifeste par des actions supposées le mettre en déclin, jusqu’à l’irréparable. Autre personnage fort du récit, Yara, l’une des réfugiées, l’aide à trouver des solutions pour rapprocher les peuples et éviter la division en communautés qui s’affrontent. Dans les moments d’entraide, la caméra de Ken Loach sort de son cadre statique, presque désincarné, et parvient à capter de réels moments de grâce. Dans l’arrière-salle du pub, jadis garde-manger de tout le village qui concentrait ses ressources lors des pénuries alimentaires liées à la grève de mineurs, ce repas partagé entre réfugié·es et familles pauvres de la ville capte notre attention. Le temps d’une scène admirablement montée, la joie qui se dégage est la seule once de légèreté du film, une tonalité bienvenue dans cette atmosphère pesante.

Pesante est d’ailleurs un terme lui aussi bien léger, tant il représente peu l’insistance de The old oak sur les situations de ses miséreux. Compagnon de route de longue date – les deux collaborent depuis Carla’s song, en 1996 –, Paul Laverty transforme son scénario en abécédaire de la détresse, ajoutant des couches inutiles à tout ce qu’il raconte. De la mort déjà triste d’un petit chien, on dérive vers le récit de sa rencontre avec son propriétaire, qui le vit apparaître par miracle alors qu’il allait se suicider. Dans les racontars du bar, celui qui a perdu son boulot à la mine et rêve de partir sans en avoir les moyens doit aussi s’occuper de sa femme tétraplégique, puis lutter contre le retrait de l’aide à domicile. Et autant faire l’impasse sur les récits concernant la Syrie, dont on ne met jamais en doute l’horreur mais dont l’énonciation est insupportable. De postulats déjà désastreux et qui génèrent instantanément l’empathie, Ken Loach creuse, enfonce ses personnages dans la fange en leur faisant la promesse qu’il leur ajoutera un nouveau fléau chaque fois qu’ils auront un temps d’écran, et leur fait malgré eux participer à un concours de “Qui c’est qui souffre le plus ?”. Il est difficile de lui imputer de fausses intentions et les situations qu’il décrit ont tout de réaliste, notamment dans ces villes où il n’est plus question que de survie, mais sans jamais apposer la moindre nuance à son récit, ajouter le moindre personnage à la caractérisation solaire, l’impression se veut plus morbide : Pour Ken Loach, on est intéressant que si l’on souffre, si nos combats sont ceux de martyrs qui se flagellent, et il est obligatoire de se laisser abattre, surmonter par ses émotions, tant il est inconcevable que le moindre d’entre nous s’en sorte, sous peine de biaiser le message.
Ce qui pourrait être un beau tableau – lequel se conclue par la fameuse évidence qui nourrit le discours voulu par Ken Loach – est totalement plombé par un déroulé démonstratif qui se veut moralisateur par tous les pores. The old oak n’est pas tant un film, c’est un postulat, un dictionnaire des souffrances compilées en une poignée de personnages qui subissent bien plus qu’ils ne devraient. À vouloir démontrer, le réalisateur britannique hurle et embrasse tous les qualificatifs qui lui sont souvent alloués. On en vient à s’interroger, à se demander si notre défense des films précédents ne s’est pas accompagnée d’un certain aveuglement de notre part ou si Loach a vraiment franchi la limite, devenant une caricature de cinéma social qui ne sait plus pour quoi, ni comment militer.
The old oak, de Ken Loach. Écrit par Paul Laverty. Avec Dave Turner, Ebla Mari, Claire Rodgerson… 1h53
Sortie le 25 octobre 2023
Présenté en clôture du festival du film britannique de Dinard 2023