Cette galerie de personnages, aussi effrayants que touchants pour la plupart, a laissé une grande empreinte sur le septième art. À l’heure où l’horreur issue des gros studios semble peiner à se renouveler, il n’est pas inintéressant de comprendre d’où certains codes et ?gures que nous admirons proviennent a?n de se ressourcer et, qui sait, apprécier la tentative à venir de relancer une machine quelque peu en panne. De l’arrivée de Paul Leni, dont L’homme qui rit inspire les œuvres qui suivent, aux récentes ébauches de remakes dont le Wolfman de Joe Johnston, tentons, via un étendard limité mais ô combien représentatif de métrages du mouvement, de vous en offrir un aperçu. L’âge d’or des années 30 avec les monstres James Whale et Tod Browning, les ?gures qui nous viennent immédiatement en tête telles que Dracula, penchons-nous sur une branche de l’histoire d’Universal, source de gloire comme de désillusion du studio au globe !
L’homme qui rit (1928) : mort de (sou)rire
Après une première adaptation de Victor Hugo réussie, jalon du lancement de la production de ?lms de monstres pour le studio, Universal recommence l’exercice en revenant sur une œuvre pas forcément aussi connue que Notre-Dame de Paris mais toute aussi propice à garnir son univers horri?que, L’homme qui rit. Derrière la caméra, Paul Leni, réalisateur allemand, ayant travaillé sur deux autres ?lms pour le studio au globe. Ce qui frappe est le mariage entre deux styles marqués : l’écriture d’Hugo, servant un monstre qui s’avère plus beau qu’effrayant – à l’image du Bossu de l’autre roman suscité –, et la mise en scène de Leni, s’inscrivant directement dans le style expressionniste apparu dans son Allemagne natale et ayant alors le vent en poupe. Cette alliance donne lieu à une œuvre riche visuellement comme émotionnellement qui, quatre ans avant le Freaks de Tod Browning, offre un message fort de tolérance.
On suit Gwynplaine (Conrad Veidt), jeune garçon noble dé?guré et condamné à sourire pour le restant de ses jours, qui rencontre Dea (Mary Philbin), une jeune ?lle aveugle, et Ursus (Cesare Gravina), sous la tutelle duquel les deux marginaux grandissent, deviennent stars d’un freak show mettant en scène L’homme qui rit et tombent amoureux. Mais ce bonheur est chamboulé par la noblesse anglaise et ses agissements contre la bande d’itinérants. Partant de ce postulat, Leni développe un mélodrame romantique des plus forts, doublé d’une petite morale sociale bienvenue. En effet, dans L’homme qui rit, le cinéaste expressionniste parvient à toucher le spectateur tout en l’impressionnant. Les décors sont grandioses, exagérés et rappellent fortement ceux du Cabinet du Docteur Caligari de Robert Wiene, dans lequel Conrad Veidt tient d’ailleurs le rôle principal. Cet aspect visuel donne déjà un certain charme à l’œuvre et, combiné à l’histoire poignante qui se déroule, on obtient un conte sombre bouleversant.
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Le caractère muet du ?lm est également une force car cela amène la mise en scène à devoir exprimer des émotions sans pouvoir se reposer sur autre chose. Leni y montre une aisance folle, en jouant sur des plans de face des personnages, superposés parfois, et le cadrage expressionniste, si particulier et déjà bien usé en 1928. On trouve là une œuvre de référence tant la maîtrise est réelle. On peut juste regretter un dernier acte, davantage orienté action, qui s’avère être un peu brouillon et parfois dif?cilement lisible mais c’est bien peu en comparaison des nombreux émerveillements visuels proposés. Aussi, malgré le fait que ce soit muet, Leni insère des sons, possibilité révélée par Le chanteur de jazz un an avant, et c’est toujours pertinent. Il se sert de bruits de rire pour appuyer l’humiliation subie par Gwynplaine lors de ses représentations, ce qui contribue à nous attendrir un peu plus pour ce malheureux, dont le gagne-pain est synonyme de souffrance morale. On est attaché à ce marginal et on se rend compte que le monstre ce n’est pas lui mais bien cette société qui tend à l’exploiter et ne le voit que comme un être difforme. Ce rapport aux gens est brillamment contrebalancé par Dea qui, étant aveugle, aime Gwynplaine pour ce qu’il est réellement car elle n’a que faire de ce à quoi il ressemble.
C’est ce ton et ce travail artistique qui inspire la suite des productions du studio, malgré un accueil critique très peu favorable à l’époque. Si Bob Kane, Bill Finger et Jerry Robinson ont puisé dans cette œuvre pour créer le personnage culte du Joker, dans le même studio James Whale, tout comme Tod Browning, reprennent grand nombre des codes esthétiques introduits par Leni ici, dans Dracula ou Frankenstein par exemple. Cela traduit bien l’importance de « trésor de l’expressionnisme muet allemand », comme l’appelait Roger Ebert.
Dracula (1931) : vampire, vous avez dit vampire ?
Dracula, un nom qui fait frissonner mais aussi un nom qui nous amène son lot d’images en tête. La représentation la plus répandue du plus grand de tous les vampires est issue de l’adaptation de Tod Browning pour le compte d’Universal. À l’heure où le studio enchaîne ses ?lms de monstres, il décide de s’emparer de l’histoire du mythique comte, telle que racontée par Bram Stoker à la ?n du 19e siècle, neuf ans après la première version of?cieuse par F.W. Murnau avec son très célèbre – et indépassable – Nosferatu. On voit Ren?eld se rendre au château des Carpates pour rencontrer celui qu’il ignore être un vampire et ?naliser des transactions immobilières. Il se fait hypnotiser, et c’est au tour du comte de se rendre en Angleterre où il ne tarde pas à entreprendre de créer de nouveaux semblables, notamment de jeunes ?lles qu’il destine à devenir ses épouses.
Là où tous les Universal Monsters précédents mettent en avant des créatures aussi monstrueuses que victimes de la société qui les entoure, Browning se détache de la nouvelle et de ce carcan pour iconiser Dracula, ici interprété par l’excellent Bela Lugosi. Ce dernier est mis en valeur pendant l’intégralité du récit, le cinéaste n’hésitant pas à le ?lmer en contre-plongée ou à jouer d’effets de lumière sur ses yeux a?n de lui donner un regard fort, menaçant. Il faut à cet égard mentionner le très bon travail de Karl Freund, directeur de la photographie – qui a d’ailleurs officié sur Le dernier des hommes de Murnau, toujours lui –, qui rend l’œuvre magni?que et qui, parait-il, a géré une grande partie de la réalisation. La mise en scène est d’une grande intelligence, certes dans la sublimation du personnage, mais surtout dans la gestion des éléments fantastiques, des transformations entre chauve-souris et forme humaine aux réveils une fois la nuit tombée. Browning s’amuse à ne pas couper, à simplement décaler sa caméra vers une fenêtre – nous faisant ainsi comprendre qu’il est l’heure –, pour ?nalement revenir vers Dracula debout et en pleine forme, prêt à aller se nourrir.
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L’essentiel est que Dracula n’est alors plus un monstre à proprement parler mais le héros de l’histoire que l’on suit et qui, par son air de dandy mystérieux, nous fascine. Lugosi est habité par ce rôle, qu’il tenait déjà au théâtre, et on le voit prendre du plaisir dans sa partition d’aristocrate assoiffé de sang, prêt à toutes les manipulations pour obtenir ce qu’il veut. On peut tout de même regretter l’absence totale de musique, à l’exception du générique d’introduction et d’une séquence à l’opéra (il est ici question de la version de base, une bande originale complète a été composée plus tard par Phillip Glass pour une reprise du ?lm), qui pourrait agrémenter certains segments dont la réalisation ne parvient pas à maintenir l’attention et crée un faux rythme. La ?n est également assez en-deçà du reste de l’œuvre, trop bâclée et un peu ingrate vis-à-vis du personnage mythi?é pendant une heure.
Cela dit, Dracula, jouissant de décors grandioses avec un air gothique marqué et une réalisation les sublimant tout autant que celui qui les hante, procure un certain plaisir à la (re)découverte, nous rappelant l’origine d’une vision désormais totalement intégrée dans l’imaginaire collectif du vampire. Tout en s’éloignant de la formule empathique, notamment employée avec brio pour Frankenstein, monstre rival du comte si l’on veut, Browning crée un mythe, une icône culturelle à jamais gravée dans l’histoire.
L’homme qui rit, réalisé par Paul Leni. Écrit par J. Grubb Alexander. Avec Mary Philbin, Conrad Veidt, Olga Baclanova… 1h50
Film de 1928, sorti en France le 24 juillet 2002
Dracula, réalisé par Tod Browning. Écrit par Garrett Ford. Avec Bela Lugosi, Helen Chandler, David Manners… 1h15
Sorti le 22 janvier 1932
[…] acteur de son évolution, pour le meilleur comme pour le pire. Si le Nosferatu de Max Schreck et le Dracula de Tod Browning sont souvent considérées comme les meilleures adaptations du livre, certaines […]