Né de la plume de Bram Stoker, le roman Dracula est une des œuvres majeures de la fin du XIX siècle et de ce fait, l’un des livres les plus adaptés sur le petit et surtout le grand écran. Le célèbre vampire a ainsi transcendé l’histoire du cinéma jusqu’à en devenir acteur de son évolution, pour le meilleur comme pour le pire. Si le Nosferatu de Max Schreck et le Dracula de Tod Browning sont souvent considérées comme les meilleures adaptations du livre, certaines versions divisent les foules, comme celle de Francis Ford Coppola en 1992. Trop tape-à-l’œil, un scénario surréaliste et des acteur·ices à la performance plus que discutable, tous les reproches sont fait et la plupart ne sont pas dénués de vérité. Pourtant Coppola réussit à imposer sa propre vision du personnage et à encore faire parler du film de nos jours. Nanar rocambolesque ou œuvre d’auteur mal comprise ?
L’intrigue du film ne diffère pas de celle du roman : Jonathan Harker, jeune clerc de notaire est envoyé en Transylvanie pour conclure une vente immobilière avec le comte Dracula, mystérieux personnage fasciné, entre autres, par le sang. Harker remarque vite les étrangetés du comte qui va tomber amoureux de la fiancée du jeune homme, Mina Murray, accessoirement sosie parfait de la comtesse, décédée des siècles plutôt. Dracula décide de se rendre à Londres où il parvient à charmer Mina et vampirise par la même occasion la meilleure amie de cette dernière, Lucy Westenra. Harker, aidé par le docteur Van Helsing et des amis, tue Lucy et retourne en Transylvanie pour finalement obliger Mina à tuer de ses mains le comte dont elle était tombée amoureuse. Applaudissement, baissons le rideau.
Le manque de liberté au niveau du scénario permet cependant de développer les autres aspects du film et surtout, de broder autour de la symbolique du personnage de Dracula. Coppola prend le parti de rendre le célèbre vampire plus “humain”, plus apte à susciter de la sympathie chez le/la spectateur·ice et s’éloigne de l’incarnation du mal sur terre que le personnage était dans le livre. Dracula devient un héros tragique ambivalent et surtout, victime de son propre vampirisme, ce qui est assez inédit. Sa transformation en vampire résulte de la mort de sa femme et chaque goutte de sang qu’il consomme lui rappelle ce douloureux souvenir qu’il cherche à fuir, raison pour laquelle il souhaite s’établir en Angleterre. Cependant, Coppola ne cherche pas à faire un portrait manichéen du personnage et, malgré l’humanité qui semble l’habiter à certains moment (notamment lorsqu’il côtoie Mina), le comte n’en reste pas moins un tueur et une bête, en témoigne le meurtre brutal de Lucy, totalement gratuit et sadique (Lucy reste avant tout la meilleure amie de la femme qu’il aime…).

Coppola cherche à opposer radicalement Harker et Dracula dans leur écriture : là où le premier n’est qu’un notaire guindé dont les seules conversations tournent autour du travail et représente le cliché du gentleman anglais ennuyeux à souhait, Dracula est vu comme un homme de culture passionné de tout ce qui touche de près ou de loin à l’art et la science (en témoigne la magnifique scène du projecteur avec Mina, probablement la plus réussie du film). La différence des personnages est également présente dans leur représentation à l’écran, notamment au début, lors de la rencontre des deux en Transylvanie. Ceci étant, le sang ne représente plus la vie mais la perte d’humanité et apparaît toujours à l’écran lorsque le côté bestial de l’un des personnages (la plupart du temps Dracula) se réveille. La violence résulte de la dépravation de mœurs, typique du XIX siècle dans lequel l’action se déroule.
Le film possède également un rapport très intéressant à la sexualité et l’érotisme, ces deux points se concentrant autour du personnage de Lucy. De jeune ingénue innocente imaginée par Stoker, la version de Coppola la rend beaucoup plus impudique, à la frontière de l’immoralité. Elle affirme bien plus sa sexualité (en témoigne sa longue chevelure rousse, symbole du désir) et c’est ce trait de caractère qui va précisément causer sa perte. Sans aucune surprise, la scène où l’érotisme atteint son paroxysme est celle où Dracula se nourrit de Lucy, mélange symbolique d’animalité et de concupiscence, le tout mis en scène sous la forme d’un acte sexuel et accompli dans un jardin (reproduction tacite du péché originel), ce qui pousse l’aspect métaphorique du métrage à son maximum. Le film navigue constamment entre mythe et modernité, soit la légende d’un homme buveur de sang et blessé par la seule vision d’un crucifix mais paradoxalement fasciné par les premiers pas du cinématographe. Le style de réalisation et de montage s’accorde assez bien au propos général et crée un spectacle assez onirique où tout devient symbolisme et illusion.
Si l’œuvre se veut pertinente et très travaillée dans son fond, elle l’est beaucoup moins dans sa forme. Les décors et costumes trop tape-à-l’œil ne permettent pas de mettre la mise en scène (l’élément le plus réussi du film) en valeur et appauvrissent l’ensemble de manière significative. Néanmoins, ce sont les acteur·ices qui portent le coup fatal en rivalisant chacun de ridicule ou de passivité. Anthony Hopkins cabotine en Van Helsing pseudo-fanatique, Keanu Reeves est consternant de médiocrité sous les traits de Jonathan Harker et Winona Ryder, bien que partiellement convaincante, s’efface complètement dans un jeu sans saveur et donne au personnage de Mina des airs d’idiote apathique. Seul Gary Oldman en Dracula parvient tant bien que mal à se débrouiller mais l’ambiance quasi nanardesque du film ne lui permet pas pour autant d’assurer une performance égale.

Bram Stoker’s Dracula n’est donc pas le nanar que la majorité des gens croient. Il s’agit avant tout de la lettre d’amour de Coppola au roman de Stoker et de la démonstration d’un cinéaste accompli prouvant qu’il a totalement compris et assimilé son matériau de base (ce qui est de nos jours rarement le cas). Certes, le film possède d’énormes défauts au niveau de son esthétique et des acteur·ices mais cela ne diminue pas pour autant la maîtrise totale de la mise en scène, truffée de symbolisme en tous genres qui rendent l’ensemble autant pertinent. Alors oui, il existe sûrement d’autres adaptations qui allient mieux la forme et le fond (on pense à la mini-série Dracula par les créateurs de Sherlock) mais la version de Coppola est probablement la plus aboutie dans son propos.
Bram Stoker’s Dracula de Francis Ford Coppola. Avec Gary Oldman, Winona Ryder, Keanu Reeves… 2h07
Sorti le 13 novembre 1992
[…] que l’on connaît, si l’on s’est intéressé au roman de Bram Stoker, ou que l’on a vu l’adaptation de Francis Ford Coppola, qui est ici raconté après coup, par un Harker affaibli, et qui se voit interrogé par deux […]
[…] un discours plus prolifique encore. Sa partition douce et sublime signée Wojciech Kilar (le Dracula de Coppola, Le roi et l’oiseau…), accompagne la performance convaincante de plusieurs […]