La guerre et le cinéma. Un couple indissociable qui contribue au devoir de mémoire d’un pays. Ne pas se rappeler de ses erreurs et de ses turpitudes, c’est se condamner à les revivre. À l’heure où le nationalisme rôde à l’affût de la moindre opportunité, se nourrissant d’un prétendu roman national pour écrire son histoire, se rappeler de ce qu’est la guerre et qui en sont les victimes est plus que jamais nécessaire. Mathieu Vadepied fait sien ce devoir du souvenir en proposant Tirailleurs, un long-métrage se plongeant sur le parcours de ceux que l’on appelle “Les tirailleurs sénégalais”.
En 1917, Bakary et Thierno Diallo, deux sénégalais, sont enrôlés de force dans les troupes françaises et envoyés en France pour combattre l’armée allemande. Père et fils cherchent à quitter le front et ses horreurs pour regagner leur village et la paix, quoi qu’il en coûte.

Pan méconnu de la grande histoire, la participation et le sort des tirailleurs sénégalais se sont perdus de la mémoire collective en même temps que les pages sombres de la colonisation française. De l’aveu même d’Omar Sy (qui incarne Bakary Diallo), ce dernier ne connaissait que peu l’histoire de ces 200 000 hommes venus se battre et mourir pour la France. Avec Tirailleurs, Mathieu Vadepied veut remettre dans les pages de l’histoire nationale, celle de ces hommes oubliés malgré leur sacrifice. Dernier-né d’une fratrie interminable de films sur la Grande Guerre, Tirailleurs doit se confronter aux exercices de comparaison avec ses aînés ainsi qu’à la hargne nationaliste qui voit dans ce devoir de mémoire un moyen de rabaisser une France qui n’existe que dans leurs esprits étriqués.
Commençant par la conscription forcée de Thierno et l’engagement de Bakary qui tente de le sauver de la Guerre, Tirailleurs fait de ce lien paternel le carcan de son récit. Un récit qui met à l’épreuve ce lien face à la machine à corrompre l’esprit de l’armée. Promotions, galons, médailles et glorification du sacrifice sont autant d’appâts qui tenteront Thierno pour lui faire oublier qu’il n’est pas là volontairement et qu’il se sacrifie pour l’absurdité des états-majors. Face à cela, l’aveuglement de Bakary qui cherche une issue dans un conflit mondial où tout mène à la mort. Celui qui combat meurt, celui qui fuit meurt, celui qui reste à l’arrière meurt. Servi par Omar Sy et Alassane Diong, ce duo père-fils fait la part belle à la relation humaine et aux sentiments de piège-broyeur sans issue. Symptôme autant que rouage de cette machine de guerre, le lieutenant Chambreau (interprété par Jonas Bloquet) s’oppose à la figure de père de Bakary, pervertissant l’esprit de Thierno avec ses élans de va-t-en-guerre désabusé aux portes de la folie. Lui-même est gangréné par les désirs d’un père général dont la seule fierté est de le voir s’illustrer dans des faits d’armes aussi sanglants que victorieux.

Pour épouser l’humanité de ces personnages, Mathieu Vadepied choisit de placer sa caméra à hauteur d’homme avec une caméra épaule se faufilant entre les troupes et les explosions d’obus. Malheureusement, l’exercice s’avère un peu trop scolaire et documentaire, ce qui contribue à créer une distance entre le spectateur et les personnages. Trop excluant, la réalisation nous cantonne à notre rôle de témoin de l’histoire sans nous inviter à prendre corps pour ces hommes et leurs enjeux. Un manque qui contribue à rendre fades une photographie et une écriture dont le potentiel était pourtant présent. L’horreur de la guerre passe sous des effets visuels pas toujours très heureux. Les besoins romanesques sacrifient aussi à la réalité historique et transforment le front en une passoire sur lequel on peut se promener au besoin du scénario. Quelques maladresses que l’on pardonne pour les besoins de la narration et qui ne sont que de vagues déchirures dans un travail historique de fond de qualité.
Au-delà de l’histoire de Bakary et Thierno, c’est l’histoire de tous les tirailleurs sénégalais que le film met en lumière. Loin de tout manichéisme, Tirailleurs ne cherche pas à créer un conte opposant de gentils indigènes à l’horrible militaire français, mais à démontrer la force destructrice de la guerre et des états-majors qui la servent. On sacrifie des hommes pour prendre une colline avant d’attendre que ceux d’en face en fassent de même. Des affrontements stériles qui ne trouvent aucune issue globale, une absurdité que déplore le Lieutenant Chambreau dans ses dérives alcoolisées. Mathieu Vadepied apporte avec Tirailleurs un commencement de réflexion sur l’image de nos héros, ceux qui tombent pour notre liberté. Qu’importent l’origine, la croyance, les qualités et les défauts de ces hommes, ils ne combattent pas pour devenir une image de la nation mais pour survivre. La mort sur le front n’a pas de couleur de peau, pourquoi la mémoire collective devrait en avoir une ?

Tirailleurs de Mathieu Vadepied prend racine dans la Grande Guerre pour en dégager un récit intimiste et humain. Derrière les soldats, ce sont des fils et des pères qui perdent la vie. Aucun ne doit être oublié, peu importe le nombre d’esprits que cela doit rendre mal à l’aise. Malheureusement desservi par une réalisation trop fade et manquant d’intensité, le long-métrage peine à intégrer le spectateur à son récit et le laisse passif face aux enjeux de Bakary et Thierno. Il n’en demeure pas moins nécessaire pour combattre l’obscurantisme et ses images d’épinal aux relents de pensées nauséabondes. Ces propositions nous permettent d’accepter les ombres de notre passé et de décider ensemble de ce que nous voulons pour histoire de notre pays. Car plus parlant encore que les événements d’hier est la manière dont nous portons notre regard sur eux. De même que notre choix de les accepter ou de les censurer.
Tirailleurs réalisé et écrit par Mathieu Vadepied, avec Omar Sy, Alassane Diong, Jonas Bloquet,… 1h40
Sorti le 4 Janvier 2023.