«Un seul être vous manque et tout est dépeuplé» dit l’adage. Une formule qui a toutes les raisons de s’appliquer ici, les frères Coen se conjuguant désormais au singulier pour le grand écran, mais qui ne le peut. Car si Ethan s’est pris d’affection pour les planches, Joel, lui, s’en amuse dans cette relecture stylisée et étouffante du Macbeth de Shakespeare.
Une plongée dans le passé qui laisse de nombreuses personnes dubitatives sur sa pertinence, avec la sempiternelle question au bord des lèvres : pourquoi diable adapter de nouveau cette pièce vue tant de fois ? (Sans parler de ceux qui condamnent le film trop rapidement par le simple combo A24 + sortie plateforme) Le lien fort qui unit Shakespeare et le cinéma n’est pas neuf, notamment quant à cette histoire. Les mises en images sont légion, Orson Welles, Akira Kurosawa ou encore Roman Polanski s’y sont attelés dans des styles très différents, et très récemment (2015) Justin Kurzel s’est réapproprié l’œuvre dans une version hautement esthétique. Cette question de la nécessité de l’adaptation n’a pourtant pas lieu d’être, du moins du point de vue du public, comme en atteste la vision singulière qu’en a Joel Coen. Initié par le désir de sa compagne, Frances McDormand, d’interpréter Lady Macbeth, le projet est imprégné du regard Coenien, mêlant fidélité textuelle et coupes franches dans le récit pour le resserrer autour du sens le plus pur du titre originel : la tragédie de Macbeth.

En y repensant, il n’y a rien d’étonnant à voir Joel Coen s’intéresser au dramaturge le plus célèbre, et plus particulièrement à ce texte. Plus qu’un simple regard vers le passé, cette relecture intervient surtout comme une exploration de la sève d’un cinéma classique, d’antan. Finalement, Macbeth, la pièce, n’est-elle pas la matrice des films noirs qui ont fait la renommée du cinéma hollywoodien ? La structure est déjà là, avec ce récit allant de la grandeur (la prise du trône) à la décadence (la folie, puis la mort) d’un homme, le tout sous l’influence d’une femme fatale (Lady Macbeth). Difficile de ne pas y penser, d’autant plus avec le noir et blanc immaculé d’un Bruno Delbonnel qui renvoie à la recherche esthétique expressionniste – de laquelle le film noir tire son imaginaire également – et ses clairs obscurs profonds. Ainsi, s’il semble évident de dresser une comparaison entre la version de Joel Coen et celle d’Orson Welles dans leur approche du matériau originel, il faut davantage se tourner vers Howard Hawks et son Scarface par exemple (les croix sur les murs sont remplacées par une dague en guise de poignée de porte), mais surtout – dans un tout autre registre – vers Carl Theodor Dreyer et sa Passion de Jeanne d’Arc pour comprendre ce Macbeth cru 2022.
Certes, Welles joue déjà d’une certaine épure dans les décors en son temps pour représenter les tourments du personnage, et donner une allure romantique (au sens goethien) à la dramaturgie. Pour autant, ils s’inscrivent dans la veine médiévale qui sied à l’univers shakespearien en question, allant de pair avec une diction des dialogues exagérée, là où Coen prend le contrepied de cette vision en poussant le minimalisme des lieux à son paroxysme, avec un texte délivré simplement cette fois-ci, tout en l’enrobant d’une aura surréaliste à la De Chirico. Les formes géométriques imposantes ornent les vastes étendues, et ramènent Macbeth à une place infiniment petite dans cet univers dont il se pense maître. Chaque salle, chaque élément sont pensés comme une extension de sa psyché et l’enferment peu à peu dans sa paranoïa. Plan après plan, Coen utilise son espace théâtral comme une carte mentale étouffante ; les alcôves prennent une forme d’étau, tandis que les poutres sur lesquelles réapparaissent les sorcières en contre-plongée créent un effet de cage. Ce retour à un cinéma plus artisanal – que l’on retrouve aussi d’une certaine manière dans l’excellent Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson, autre auteur revisitant le passé historique comme cinématographique pour proposer une expérience rafraîchissante – va jusqu’au jeu, avec la performance corporelle troublante de Kathryn Hunter en sorcière(s). Peu d’effets, mais une force visuelle déconcertante, qui dérange autant qu’elle fascine.

Pourtant, il ne faut pas attendre ces manifestations frontales pour ressentir le tourment qui irrigue Macbeth. Par son format d’image resserré, en 1:19, et son noir et blanc d’une pureté éclatante – confinant à l’impression de contempler des gravures, et appuyant l’opposition bien/mal –, Coen fige et restreint Denzel Washington, faisant ainsi écho à sa faiblesse immanente ; d’où l’ineptie de réduire ces choix formels à l’idée d’un film dit “de chef-op'” ou “fond d’écran”. Ce choix d’une distribution plus âgée – Washington et McDormand ont respectivement 67 et 64 ans – ainsi que celui d’un Macbeth noir, comme pour amplifier la dichotomie monochromatique, ne sont pas anodins en ce qu’ils renforcent la gravité et l’urgence de la situation. La mort planant tels les corbeaux au début du récit, cette trahison devient une nécessité pour ce couple en quête d’une ultime heure de gloire. McDormand altère d’ailleurs l’intonation du texte shakespearien lorsqu’elle affirme “We fail.” (“nous échouons”) plutôt que de retourner l’interrogation à Macbeth qui est inquiet quant au possible échec de leur entreprise. Par cette affirmation d’un quitte ou double, Lady Macbeth scelle le sort des époux et amorce leur longue descente aux enfers.
C’est là qu’intervient Dreyer, et son sens du gros plan. La Passion de Jeanne d’Arc est peut-être le plus parlant des films muets – l’intention originelle était qu’il soit parlant d’ailleurs –, avec le visage de Renée Falconetti imprimé sur nos rétines et son désarroi palpable à même l’écran. Ici, Joel Coen donne le champ libre à ses interprètes de donner corps au verbe de Shakespeare dans de longs plans révélant leurs corps et visages usés, s’effritant moralement de plus en plus. Un dispositif éreintant, qui peut laisser sur le carreau par la difficulté du langage usité, mais qui fait la part belle à une incarnation passionnée, créant un sentiment d’intensité, de folie. Lady Macbeth allongée dans son lit, après avoir reçu la missive annonçant le retour de son époux, n’est jamais plus inquiétante que lorsque la caméra s’approche lentement d’elle durant son monologue. Le montage, lui, délaisse le plus souvent les coupes les plus franches pour privilégier une fluidité dans les transitions – sublimes première apparition de McDormand et retour au camp du roi dans la foulée –, et des séquences qui créent un sentiment d’instabilité à mesure qu’elles s’allongent. Les joutes conjugales en champ contrechamp n’en ressortent dès lors que plus violentes tandis que le couple se délite.

Difficile alors de ne pas considérer ce Macbeth de Joel Coen comme un véritable tour de force. La puissance spectrale qui s’en dégage – ne pourrait on pas voir, dans la solitude du personnage après sa trahison, celle de Joel Coen après le départ de son frère pour les planches, et ce film une manière de garder contact ? –, par le regard à la fois moderne et passéiste du cinéaste, casse la qualification de théâtre filmé que l’on a pu voir attribuée pour en raviver une autre, celle de théâtre cinématographique. À la croisée des arts, dans la zone nébuleuse entre l’abstrait et le concret – à l’image de cette cabane séparant deux chemins –, le surréalisme et l’expressionnisme, cette relecture nourrit une vision nécessaire du cinéma, comme un spectacle vivant prêt à tout donner jusqu’au dernier souffle, même quand la mort rode…
The Tragedy of Macbeth, écrit et réalisé Joel Coen. Avec Denzel Washington, Frances McDormand, Brendan Gleeson, … (1h45)
Sorti le 14 janvier 2022 sur Apple TV+.