[CRITIQUE] Le grand saut : Surprises sur prises

Même s’il serait mentir que de prétendre ne pas reconnaître leur patte dès qu’une de leurs séquences s’amorce, les frères Coen ne sont pas toujours là où on les attend. Leur science est une recette bien complexe, qui nécessite plusieurs facteurs dont ils ont l’indéniable secret. C’est cultiver cet art de la surprise qui fait leur identité, tant dans leurs choix de projets – on le voit lors de leur séparation, où Joel propose contre toute attente une adaptation shakespearienne –, alternant films sombres/sérieux et vastes farces, que dans la manière dont ils jouent habilement de leur ton. Même s’il sort après le film qui nous intéresse aujourd’hui, Fargo, son panneau “Ceci est une histoire vraie” et le déploiement sérieux d’une histoire absurde mais surtout tout sauf réelle pourrait représenter la note d’intention de leur cinéma : un jeu de faux semblants, de personnages doubles, d’histoires improbables qui partent dans des strates incompréhensibles mais qui ont toujours ce caractère palpable. Derrière la farce corrosive, ou l’entourloupe d’une narration plus sobre, se cache leur regard sur l’Amérique, ses sphères de pouvoir diverses dans lesquelles sont catapulté·es des protagonistes naïf·ves, rarement idiot·es, souvent bêtas. Dans Le grand saut, ils s’accompagnent à la plume de Sam Raimi, pour un projet dans les tiroirs depuis Mort sur le grill (ce qui en dit long sur le ton employé ici) et qui aura mis plus de dix ans à prendre forme.

Les premiers plans sur le visage de Norville Barnes alors qu’il grimpe sur le rebord élevé d’un gratte-ciel dans l’espoir d’en finir avec ses jours nous offrent le personnage typiquement coenien. Tim Robbins parvient en quelques secondes à conférer à ce visage brisé toute la naïveté et la détresse d’un personnage broyé par une machine plus grosse que lui mais qui surtout, à défaut de s’être fait avoir, en a totalement conscience. Le fameux idiot qui n’en est pas un. Ce “grand saut”, on ne saura pas tout de suite s’il le fera, la narration choisissant de revenir en arrière pour nous mener aux origines de cette décision fatale. Celui qu’elle nous offre par contre, c’est celui de Waring Hudsucker (Charles Durning), élément déclencheur de toute cette histoire improbable qui, lors d’une réunion d’un comité d’entreprise où il ne trouve plus de sens aux propos capitalistes énoncés, décide de grimper sur l’immense table, apparaissant par la caméra zénithale comme un véritable tremplin, et d’éclater le simple vitrage pour se retrouver 44 étages plus bas – 45, faut pas oublier la mezzanine. L’introduction, qui semblait fataliste malgré une voix off enjouée, se fait prendre le pas par une séquence à la limite du cartoon qui fait de ce suicide un élément de mise en scène hilarant, rebattant immédiatement les cartes quant au ton attendu. Plusieurs autres grands sauts surviendront, toujours coupés par un nouvel élément comique – un jean qui ne craque pas, le remplacement de la vitre par du plexiglas. Tout ceci pour nous dire que jamais la moindre séquence, aussi hilarante soit-elle lorsqu’on la découvre, ne sera répétée. Première surprise.

Un PDG disparaît, un autre fait son apparition. Ce cher Norville qui passe les portes de l’immeuble lorsque le corps de son prédécesseur atteint la chaussée est le candidat parfait pour ceux qui souhaitent mettre à leur tête un crétin manipulable. Même si, dès l’entretien d’embauche, le jeune homme ne correspond à aucun critère car diplômé, lettré, capable de répondre aux questions qu’on lui pose – l’idiot n’en est toujours pas un –, il ne faut pas stopper la machine. Par un rythme incessant qu’ils mêlent à des dialogues que nous n’avons jamais le temps d’imprimer, les Coen déroulent leur satire avec minutie, montrant un engrenage insurmontable, un train que l’on ne peut que prendre en marche sous peine de retrouver le bitume. Lorsque Amy Archer (Jennifer Jason Leigh), journaliste d’investigation qui pense tenir dans les desseins de la Hudsucker Company le scoop de l’année, séduit le jeune premier pour elle aussi se faire embaucher dans l’immeuble de toutes les suspicions, cette jeune femme pleine de ressources se retrouve également compressée par le même engrenage, qui réduit chacun·e à un état de suppôt de l’état financier. Ce qui fait office de second élément déclencheur, cette fois-ci à l’intention de ces mêmes gérants de l’ombre entraînés par le perfide Sidney Mussburger (Paul Newman), c’est la même naïveté de Norville, ses enfantillages qui font fleurir son imagination et font de ce cercle qui l’obsède, venant d’une simple tâche de tasse à café sur un journal, un élément révolutionnaire qui prend les actionnaires de court. Pour les spectateur·ices, le nouveau virage s’avère inattendu, lui aussi. Qui aurait pu prévoir, dans une satire déjà très dense où les jeux de pouvoirs sont clairs et où la direction du film semble limpide, que les frères Coen allaient proposer un détour, utilisant cette année 1958 pour nous raconter l’invention – aux faits bien piratés, rappelons-nous de Fargo – du Hula hoop ? Notre idiot a l’air bien couillon quand il fait des ronds de bassin enfermé dans son cerceau, mais il n’empêche que son idée a relancé la machine à thunes. Seconde surprise.

L’amusement que provoque le traitement de l’invention du Hula hoop n’est pas sans rappeler Joy, où Jennifer Lawrence invente le balai serpillère. Mais là où David O’Russell est comme toujours incapable de proposer une idée au-delà de son postulat (on l’aura vu récemment avec Amsterdam), Le grand saut amorce un détour visuel, une pause humoristique qui n’a pour but que de proposer un autre angle de traitement du même sujet. C’est peut-être ça, la troisième surprise, celle qui nous montre que dans ce joyeux bordel, jamais rien ne part dans tous les sens mais sert à atteindre le même cap et rendre le propos clair par différents chemins. Une déroute déjà expérimentée dans Arizona Junior, où les courses poursuites sur fond de musique aliénante dignes d’un court métrage de Tex Avery et les batailles de bébés ont pour but de parler de famille, d’abandon des nantis, et de la manière dont la vie s’organise en fonction de l’inégalité des chances dans les campagnes américaines. Puisque nous sommes dans une satire des dérives capitalistes, avec ce traitement antagoniste des sphères de pouvoir où les décideurs évoluent dans de grands espaces vides dénués de tout apport organique – ici le bureau de Mussburger, mais une thématique forte que nous retrouvons entre autres dans Miller’s crossing ou plus récemment A serious man –, la forme continue du cerceau en est une parfaite représentation. Nous sommes toujours dans l’engrenage auto-alimenté et il s’agit de nourrir sa source en sacrifiant son énergie, comme les coups de bassin que l’on ne peut arrêter sous peine de voir le jouet tomber. Il n’y a plus qu’à se faire le miroir de l’introduction, et offrir à la tragédie son exutoire. Ou peut-être pas, tant notre idiot drainé de toute son humanité et ses espoirs n’a pas encore perdu l’entièreté de sa naïveté, et peut tordre la réalité.

Il n’est pas étonnant que Fargo, conformément à la description faite plus haut, soit leur film suivant, tant Le grand saut est aussi le chaînon manquant de la carrière des Coen, dernier terrain d’expérimentations avant que ses auteurs ne trouvent leur ton général. On retrouve par la suite de nombreuses réminiscences, échos récurrents qui prouvent que tout était là, tant dans les volontés thématiques que dans ce qui fait le sel de leur filmographie, l’écriture de personnages denses et complexes. Marge Gunderson, Ulysses Everett McGill, Linda Litzke et bien d’autres sont tou·tes des Norville Barnes à leur façon, des idiot·es que l’on adore dans de grandes histoires qui les dépassent. Et qui en tout cas, puisque c’est là l’identité des Coen, nous surprennent toujours.

Le grand saut, de Joel Coen. Écrit par Ethan, Joel Coen et Sam Raimi. Avec Tim Robbins, Jennifer Jason Leigh, Paul Newman… 1h51
Sorti le 12 mai 1994

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