Il est affublé d’un costume blanc crasseux, ses épaules maigres dominent la foule et son parler demeure approximatif. L’Indiana Jones italien du XXIème siècle n’est en fait pas italien et semble plus poussiéreux que papi Indy. On le croirait tiré de songes d’une autre époque et souffrant du besoin viscéral de se rendormir.
L’espérance survit grâce à l’abstraction
Ce Pierrot de commedia dell’arte, interprété par Josh O’Connor, est la pièce maîtresse du nouveau film d’Alice Rohrwacher. La cinéaste italienne décline le concept du voyage initiatique de l’étranger, à travers un récit psychanalyste relevé par une pointe de fantastique. Grâce au pouvoir magique dont il dispose pour dénicher les sépultures antiques, le dénommé Arthur poursuit un business bien rôdé avec sa troupe de pilleurs.
Invoquer la commedia dell’arte n’est pas anodin. Le groupe de pilleurs Tombaroli est une joyeuse troupe de saltimbanques célébrant leur vie en chansons. Avec un cadre qui leur laisse le temps et l’espace de se mouvoir à leur aise, ces personnages felliniens articulent une joie de vivre autour de la figure maussade d’Arthur. La dissemblance de ce dernier s’en voit accentuée. Le moteur de ses actes est par ailleurs moins matériel que sentimental : Arthur recherche sa compagne disparue à jamais. Malgré un plongeon dans le monde antique, La chimère n’entremêle pas le passé et le présent mais les fantasmes avec la réalité. Pour accentuer l’inhibition onirique de son esprit, des mirages mettant en scène son amour perdu ponctuent le récit.
Cohabitation entre morts et vivants
Durant sa première heure, La chimère parcourt le fil ténu du réveillé somnolent. Arthur grommelle, s’irrite, son corps trop grand ne trouve pas son aise dans la moiteur toscane. Au-delà de son accoutrement, c’est une distance spirituelle qui le sépare des Italiens chargés à bloc.
Seul le personnage de tante Flora interagit avec lui dans une matrice semblable, à l’intérieur de cette grande domus délabrée. La vieille dame représente un monde révolu. Elle est la figure maternelle des illusions poursuivies par Arthur, mais aussi, à travers l’incarnation d’Isabella Rossellini, la réminiscence d’un vieux cinéma dont les vestiges se dressent encore autour de la scène cinématographique italienne. Son statisme – physique et moral – est guidé par la crainte de découvrir une vérité malheureuse.
Au contraire de Flora et du spectateur, Arthur sait ce qu’il est advenu de sa chère et tendre. Beaucoup de questions enfouies ne seront jamais déterrées, procurant un goût amer dans la bouche des plus curieux. La chimère invoque la valeur des choses enfouies et conjure de préserver le sol foulé. On retient de sublimes inserts des trésors camouflés dans l’obscurité, guettant les coups rageurs provenant de la surface. Le film capture leur agression soudaine lorsque l’air pénètre leur mausolée.
On découvre en Arthur un sourcier providentiel. Il est capable de ressentir sous ses pas des cavités ancestrales, mais jamais l’origine de ce pouvoir n’est éclairci. La dimension fantastique du récit n’apparaît qu’à travers un basculement de caméra où il finit tête à l’envers. Durant ces instants, la frontière de la somnolence est franchie, le rêveur a fermé les yeux pour rejoindre le monde des souvenirs. Parce qu’il est doté d’un pouvoir inexpliqué, Arthur espère l’extension de ce brouillard aux retrouvailles avec son amante. La lacune de réponses invite à l’éventualité du chimérique.
Une nouvelle Italie
La jeunesse étouffée par les chimères du passé prend corps à travers Italia, une solaire apprentie chanteuse au nom équivoque. Ses rapports avec Arthur se construisent en chassés-croisés. Elle l’initie à un langage silencieux pour ne pas éveiller l’attention des fantômes de la domus. Les enfants qu’Italia élève dans cette maison inhospitalière – sont-ils vraiment les siens ? – ouvrent la voie à une alternative d’avenir, sans autre considération pour leurs racines que l’amour provenant d’Italia. Mais Rohrwacher est loin de tourner le dos aux valeurs originelles.
Rappelons la phrase prononcée face caméra par l’un des personnages. Selon lui, chez les Étrusques, ces lointains ancêtres à la culture moins reconnue et donc plus mystique, les femmes prévalaient politiquement sur les hommes. Affirmation contestable, qui renvoie cependant à la petite communauté établie par Italia. Elle fraie ainsi son propre chemin hors des ruines. Le motif de l’acceptation remonte à la surface, c’est lui qui désigne l’opposition principale entre Flora et Italia.
Incohérence de tons dommageable
Le rythme concoure au réveil progressif d’Arthur en adoptant une certaine lenteur. Il n’est pas question d’élaborer sur les raisons de son absence, ni de son retour. Les êtres s’agitent autour de lui, expriment des ambitions qu’il n’oserait formuler. C’est d’abord avec sa colère, un arbre à la main, que se dessine un discours que le film rend de plus en plus littéral. Aussi, la première heure atteint une grâce dans sa latence, dans l’appréhension qu’éprouve un rêveur en ouvrant les yeux sur ses obsessions chimériques.
Par crainte ou confort, le film finit par se détacher de sa tranquillité rythmique pour s’ouvrir à une démarche plus analogique. Les passagers d’un train donnent vie à des corps de sépulture, l’objet du désir d’Arthur se change en statue. On regrette que la focalisation du film se détache de la quête en elle-même, c’est-à-dire les fouilles interdites, pour se recentrer sur les objets. En chemin s’égare toute la subtilité qu’un récit aussi symboliste craignait déjà, par essence, de bousculer. Cette démarche boiteuse culmine avec une scène de sauvetage ridicule qu’un James Bond peu inspiré n’aurait pas reniée. La démonstration, à bord d’un yacht, est orchestrée par une méchante cheffe de contrebande à la teinture flamboyante et sans scrupules.
Un voyage imparfait mais poétique
La méchante femme, affublée du sobriquet Spartaco, est jouée par Alba Rohrwacher (sœur de la cinéaste). Elle fait le show avec son power-point devant une assemblée aisée pour capitaliser sur une idole votive. Arthur s’aperçoit qu’il aurait mieux valu ne pas exhumer ce trésor culturel : cela aurait permis de le préserver de mains peu scrupuleuses, prêtes à le démonter par petits bouts. Coïncidence amusante, en sachant que le dernier Indiana Jones est actuellement en salles.
Souffrant d’une deuxième partie en demi-teinte, La chimère peine à trouver le ton juste entre abstraction et symbolisme à outrance, accentué par de gros sabots quasi-hollywoodiens. Le récit se calibre trop pour le voyage intérieur que l’on nous promettait. Néanmoins, le portrait de cette Toscane bariolée et poussiéreuse est réussi. Le voyage est par trop balisé, mais les escales demeurent charmantes et bercées d’une poésie d’un autre temps.
La chimère, écrit et réalisé par Alice Rohrwacher. Avec Josh O’Connor, Carol Duarte, Isabella Rossellini… 2h13.
Sortie le 6 décembre 2023.