Un passage de flambeau a eu lieu. Les nouveaux adultes proviennent d’une jeunesse sensibilisée, la signification de « militer » s’essouffle lorsque les vocations d’autrefois ont dérivé jusqu’à la préoccupation commune. Lutte des classes, égalité des genres, écologie. L’enjeu n’est plus l’éveil, il concerne la révélation de ce qui, tapi, provoque à coup sûr l’émoi d’une génération loin d’être endormie.
Au diable les prises de conscience progressives : une image vaut mille appels à la raison. La richesse d’une telle image se situe dans ce qu’elle révèle chez celui qui la regarde. Pour son premier long-métrage, Julien Chauzit l’a bien compris : du haut de sa colline, la richesse se dévoile.
Trois jeunes Marseillais en vacances à Martigues se lient d’amitié avec une Parisienne, cette dernière s’accommodant d’un logement insalubre. Dans leur papillonnage, ils décident de se rendre au sommet d’une colline pour admirer le coucher de soleil. Le début d’une parenthèse estivale s’articule autour des rires et des amours propres à cette période. Un rythme doux berce les dialogues, servis par le naturel d’un jeu nonchalant. L’humilité du montage laisse respirer les acteurs et le public dans un espace de vie et de repos plus large que ce qui nous est montré. Par le refus de toute fantaisie littéraire, le prologue atteint la grâce d’un souvenir familier et propre à tous. La véracité de ce bonheur saisonnier n’empêche pas de capturer, en chemin, quelques distorsions thématiques : on retient la visite du ventre blanchâtre d’un abattoir abandonné, tout droit sorti d’un songe de Kiyoshi Kurosawa.
Dès le générique s’opère cette capture de l’instant, de l’instant choisi. À bord du train qui le mène à Martigues, l’œil-caméra se dessine un chemin de carte postale. Nous voyons, au sein d’un port de voiliers, une grue dressée telle la carcasse d’un phare. Plus tard, plus loin, voici une bribe d’image, saisie entre les rochers, de vacanciers abandonnés à la douceur du sable. La caméra se détecte de fragments du réel aussitôt figés en souvenirs sous une musique électro.
Nous évoquions plus tôt la parenthèse au sein de laquelle les films d’été cherchent à se perdre. Il n’existe pas meilleure époque pour saisir l’abandon de corps citadins qui, sans les connaître, nous semblent familiers tout au long des trois autres saisons. Mais La colline est un récit de voyage fascinant quant à son annihilation volontaire de la trêve estivale. Au terme du premier tiers, les comédiens embarquent pour un voyage aller-retour sur une colline métaphorique, comme celle qu’ils grimpent alors : le point culminant de l’escapade leur expose un aval en proie à la désolation. Le retour s’impose sur le chemin emprunté à l’aller.
Fidèle à son dessein depuis les premières minutes du métrage, Julien Chauzit pétrit sa caméra de secousses en la conduisant vers la révélation de la colline. Elle est nourrie, tout comme nous, par le sentiment qu’une présence se tapissait déjà dans l’ombre des rocheuses avant le départ de la bande. Il ne suffit plus qu’à la dévoiler sans besoin d’exciter la bande sonore : le désespoir couvait déjà. La séquence-clef s’arme d’un plan-séquence laborieux, presque terrifié lui-même de l’hors-champ. Elle prolonge l’attention sur les regards des jeunes vacanciers, pétrifiés en haut de la colline. Le temps s’étire, l’objet de leur stupeur se fait attendre. Rien n’est soudain et la fatalité n’en est que plus brutale : les champs industriels apparaissent mais ils étaient déjà là. Ce petit paradis qu’ils autorisent à sillonner est leur.
Avant l’ascension de la colline, le film de Julien Chauzit dépeint une incursion loin de Paris, sur les plages de Martigues et dans la forêt environnante. Ensuite, il fait étalage d’une toute autre incursion : celle d’un parasite de prime abord visuel, puis sonore, enfin sanitaire.
La construction du film est admirable par la simplicité avec laquelle l’errance des personnages est celle du spectateur. Lui aussi regarde par-dessus son épaule au sommet d’une colline et remet en perspective le chemin parcouru. La descente s’effectue par un retour au silence, auparavant tranquille mais désormais chargé d’une lourdeur que grignote le malaise. À la révélation succède la quête de sens. Les jeunes, arborant des masques taiseux, ne comprennent pas la résignation d’une habitante face à un quotidien meurtri par l’industrialisation. De la colline, pourtant, le pire leur avait été annoncé : la population est impuissante et ferait mieux d’en profiter. Elle n’y peut rien, vraiment ?
L’une des forces du film réside dans l’audace de “présenter” au spectateur des mouvements de lutte contre l’inéluctable. En chroniqueur, Chauzit expose les craintes et aspirations d’une frange des habitants. N’y a-t-il plus d’acteurs, ni d’intrigue à dénouer ? Si de véritables militants et commerçants interviennent à l’écran, ce sont autant d’éléments du récit dont s’imprègnent les personnages. À l’instar de la confrontation visuelle au sommet de la colline, la révélation naît de la puissance du montage et de la cinématographie dont se dotent les authentiques enjeux écologiques et sanitaires.
Le panorama des champs industriels n’atteint pas la frayeur escomptée grâce aux effets qu’un plus gros budget s’accorderait avec paresse. Ici, l’appréhension devant un tel paysage naît de la beauté qu’y décèle la caméra. Un léger nuage vapote au cœur de l’image, une gigantesque torche brûle la teinture rose du ciel. Remarquons les admirables façons de représenter cette torche, tantôt flare orangé comme un feu de cow-boy brûlant à l’horizon, tantôt présence invisible au travers d’une ampoule allumée le soir. Dans la plus belle scène du film, la torche répond au Soleil par un jeu de regards éblouissant. Et lorsque la flamme disparait de l’image, on ne s’en échappe que du regard : à nos oreilles, elle subsiste.
Un passage de flambeau a eu lieu. La révolte face aux monstruosités écologiques est intrinsèque à cette génération. Aussi faible soit leur souffle et petite leur silhouette, la résignation n’appartient pas au vocabulaire des jeunes d’aujourd’hui. Aussi, La colline de Julien Chauzit est un bijou réjouissant par son talent.
La colline, écrit et réalisé par Julien Chauzit. Avec Ilan Couartou, Mélisande Dorvault, Matteo Gaya… 1h16
Sorti en 2021 / diffusé en salles le 29 juin 2023