Une danse au milieu de la piste, une musique au BPM entraînant, quelques verres de trop qui viennent chauffer le gosier. Un simple regard croisé, des corps qui se serrent et la chaleur qui crée le frissonnement. Le coup de foudre, et l’évidence paraît naturellement. Tomas, marié avec Martin, et qui n’a jamais découvert l’amour avec une femme se laisse tenter par ce qu’il n’aurait jamais imaginé avec Agathe. Soudain, le quotidien faussement tranquille d’un trio se trouve bousculé. Un trouple malgré lui, difficile à accepter et aux remords naissants.
Queer, un parfum essentiel
On pourrait trop facilement cantonner Ira Sachs à la simple représentation d’un nouveau cinéma indépendant américain qui fait du mélodrame de la chronique de vie un terreau fertile pour festivals. Pourtant, comme un Gregg Araki avant lui, ces cinéastes du panthéon queer sont d’autant plus importants qu’ils ont construit, forgé des identités en matérialisant les rapports humains dans leur complexité, du teen movie et de la découverte de la sexualité, à l’amour qui passe entre les générations. Dans un monde gangréné par un poison de l’homophobie qui parcourt les neurones des esprits les plus putrides, il n’y a rien de plus beau que voir des âmes qui s’attirent en dehors de tout stéréotype. Sans distinction, chaque être est unique et le cinéma a cette force de rappeler que le quotidien n’est pas linéaire mais parfois jonché d’interrogations, de désillusions, de joies comme de rancœurs. Ira Sachs est un cinéaste de l’amour, qui s’interroge sur le lien qui résiste à l’agitation, à plusieurs passages de la vie toujours ancrés dans leurs époques. L’adolescence et la quête sexuelle lorsque l’un s’assume homosexuel et l’autre pas (The Delta), la passion face aux pulsions et addictions (Keep The Lights On), une nouvelle existence qui s’impose après une éternité de passion commune (Love is Strange).
L’intrusion féminine
Passages n’échappe pas à cette règle mais rajoute par la figure féminine un élément de discorde. Qui aurait pu penser que la simple présence d’une jeune femme (Adèle Exarchopoulos) fasse chavirer bien des certitudes ? C’est face à une situation cocasse qu’une relation moderne se dessine, dans laquelle toutes règles et pré-établis se brisent pour faire du sexe et de la fusion des corps un mantra qui guide le choix des actions. Tomas (Franz Rogowski) est un réalisateur allemand exigeant, qui fait de la domination de la première scène du film un moyen de contrôle total sur son environnement. Lorsqu’un acteur n’arrive pas à descendre les escaliers comme il le souhaite à la virgule près, il lui demande sans cesse de recommencer en bouillonnant de l’intérieur. De ce fait, on sent déjà un être problématique, difficilement sensible à la découverte de l’autre et au lâché prise. Pourtant, avec Agathe c’est l’inexplicable, l’attraction unique. Une nuit de désir brûlant. À l’annonce de la nouvelle, Martin (Ben Whishaw) naturellement jaloux et décontenancé finit tout de même par accepter la situation.
Un trio gagnant
Une situation qui permet de caractériser et révéler les personnages à mesure que le récit avance au rythme des coups de pédales du vélo de Tomas dans les rues parisiennes. Il est le détonateur, celui qui consume tout autour de lui. Les passages sont ceux d’un appartement à l’autre, de la peau d’Agathe à celle de Martin, d’une liaison de longue durée au sourire d’une jeune institutrice habitée par le besoin de porter un enfant. Impossible pour lui de choisir, il fait comme bon lui semble, attiré à la fois par le mystère de la nouveauté sexuelle et l’envie de conserver sa connexion bâtie avec un homme des plus sincères. Un trio porté par un casting merveilleux. Franz Rogowski qui impose chaque plan de sa stature. Ben whishaw et sa fragilité des plus touchantes. Adèle Exarchopoulos qui a l’image de son rôle dans le très beau et libertaire Rien à foutre (2022), fait de son naturel un élément désarmant. Tout paraît si simple, emplit de magnétisme, sans jamais forcer dans son jeu.
Croire encore en l’amour…
Ainsi, Ira Sachs questionne à nouveau les rapports humains conflictuels, l’ordinaire relationnel qui peut élever, rendre heureux comme être infiniment triste et anéantir sans prévenir. Le triangle amoureux n’en est que plus destructeur car jamais envisagé. Jamais désiré, jamais une possibilité de construire quelque chose de durable et sain pour l’avenir. Passages fait évaporer la douceur et la légèreté d’un Love is Strange pour un chaos pleinement assumé. Peut-être trop même. Tomas n’a d’autres choix qu’être malheureux, en jouant constamment à l’acrobate il parvient à devenir antipathique et à composer sa propre sentence. L’émotion s’échappe et ne parvient pas à venir cueillir le spectateur. À ne jamais choisir ce qu’on désire vraiment, à préférer l’égoïsme à la pensée collective et au bonheur de l’autre, l’élément fatidique arrive à grands pas. Cette fois, personne n’acceptera ce qui est inconstant et volage. La seule solution, la solitude. On se demande comment en étant aussi agité·es dans tous les sens, Agathe et Martin peuvent se laisser avoir par un homme qui malmène les sentiments. Peut-être que parfois c’est aussi ça la vie. Se laisser aller sans réfléchir. Être aveuglé par l’amour, croire qu’on peut toujours le sauver jusqu’à ce que son bourreau se rende compte à l’ultime instant sans possibilité de se faire pardonner, qu’il rend malheureux celleux qui l’aime réellement.
Passages de Ira Sachs. Écrit par Mauricio Zacharias et Ira Sachs. Avec, Franz Rogowski, Ben Whishaw, Adèle Exarchopoulos… 1h31.
Sortie le 28 juin 2023.