Munch

[CRITIQUE] Munch : Et j’ai crié « Edvard ! » pour qu’il revienne

En dehors du film que lui consacre Peter Watkins (réalisateur de l’excellent Punishment Park en 1971) en 1974, Edvard Munch semble être une figure qui n’intéresse que peu les cinéastes. Dans cette unique œuvre de fiction mettant en scène le peintre norvégien, le réalisateur britannique consacre ses trois heures à la seule jeunesse de l’intéressé, un exercice déjà périlleux. De sa naissance en Norvège à sa carrière en Allemagne en passant par ses nombreuses années passées en France, la vie d’Edvard Munch est composée d’une multitude de couches dont chaque déménagement semble être le départ d’une nouvelle période artistique. Il semble en réalité impossible de faire tenir sur la durée d’un film la longue et riche existence d’Edvard Munch tant chacune de ses périodes de vie semblent être la création d’un nouveau personnage, d’un autre Munch. En mettant de côté les quelques documentaires, il aura fallu attendre 2023 et la sortie de Munch par Henrik Knuten Dahlsbakken pour retrouver la figure nordique dans une œuvre de fiction. Le metteur en scène, auparavant réalisateur de Cave, proposition directement apparue en VOD par chez nous, tente ici un pari fou. De quelle manière un cinéaste émergent arrive-t-il ainsi à faire le biopic d’une figure que les plus grands noms du cinéma ont jusqu’ici évité ?

En 1h45 le cinéaste norvégien parvient à inclure plus de soixante ans de la vie de son compatriote ! L’exercice paraît être un défi fou et, plus que de se prêter au jeu, Henrik Knuten Dahlsbakken en contourne les règles afin d’adapter l’espace-temps du récit à ce qu’il souhaite raconter. Il divise la vie du peintre en quatre chapitres qui, assemblés en dehors de toute logique temporelle ou sensée, se révèlent quatre pièces de puzzle qui parfois s’assemblent, parfois non, au bon vouloir du cinéaste. Edvard Munch y est interprété par quatre acteurs différents : Alfred Ekker Strande qui joue le Munch de 21 ans, Mattis Herman Nyquist celui de 29 ans, Ola G. Furuseth celui de 45 ans, et l’actrice Anne Krigsvoll interprète le Munch de 80 ans. Cette dernière ouvre le film qui choisit d’aborder sa narration sur le peintre en fin de vie, en conflit avec les autorités allemandes durant la seconde guerre mondiale quant à la future censure de ses œuvres. Départ et arrivée, ce chapitre s’ouvre aux autres qui, par segments et se répondant souvent, viennent rythmer l’intégralité du film. 

Partie la plus intéressante du film, celle consacrée au Edvard Munch de 45 ans habitant à Copenhague, qui offre au cinéaste une liberté plastique totale. En noir et blanc, Munch, dans un institut psychiatrique, est sujet à des hallucinations et consulte très fréquemment le docteur Daniel Jacobsen incarné par un toujours excellent Jesper Christensen qui donne envie de se replonger dans la trilogie sociale danoise de Per Fly (Le Banc [2000], Inheritance [2003] et Drabet [2005]). Les séquences d’hallucinations sortent des carcans classiques qu’impose souvent la réalisation d’un biopic. Le metteur en scène ne s’y voit effectivement pas imposer l’obligation de raconter des faits concrets que la caméra n’aurait qu’à capter. Il utilise ces hallucinations, en jouant avec son personnage, dans la perspective de casser un rythme auquel le spectateur aura cru s’habituer. Les pièces semblent se mouvoir, Munch y perd toute notion d’espace et de temps, se retrouvant temporairement dans bribes de son passé. À l’inverse, celles des dialogues avec le psychiatre permettent, dans un classicisme pur, de non pas concentrer l’attention du spectateur sur la mise en scène, mais sur la dureté des dialogues, le peintre malade laissant échapper des mots trahissant son espoir de mourir. Comparant son esprit à « deux oiseaux allant dans des directions opposées », l’image que renvoie ici le film du peintre diverge de celle qu’il renvoie dans les segments où celui-ci à 29 ans. 

Décalée du reste, cette partie en est aussi la moins intéressante, montrant un Edvard Munch évoluer dans un monde se situant dans le Berlin des années 2000 et non pas à la fin du XIXe siècle comme la chronologie le voudrait. Par cela, Dahlsbakken tente de confronter Munch à des problématiques plus contemporaines. Il se voit ainsi refuser l’exposition qui lui était promise dans une galerie d’art et sort souvent en boîte de nuit afin d’expier la rage qu’il renferme en lui. Munch essuie les critiques, a du mal à les encaisser et extériorise par de longs monologues qu’il contraint ses amis non intéressés et inintéressants à écouter. L’idée de soumettre l’un des plus grands génies de la peinture à des problématiques et situations que vivent des artistes contemporains peut sembler attrayant. Malheureusement, le peu de temps que consacre le cinéaste à son idée l’empêche d’aller au bout de celle-ci. On garde cependant le plan-séquence où Edvard, faisant du vélo avec son amie, apparaît derrière eux une toile de peinture aux couleurs pastels qui remplace le ciel. Plus que le meilleur plan du film, on est très certainement ici face à l’un des plus beaux plans de l’année ! 

Chapitre le plus classique, la jeunesse de Munch est traitée à la manière d’un film d’époque. Ici, pas de maniement de l’espace ou du temps, le cinéaste raconte très simplement le passage à l’âge adulte d’un jeune garçon. On y suit les amourettes de vacances d’un jeune Edvard semblant sortir tout droit d’un film d’Éric Rohmer. Plus que par Le Genou de Claire, le jeune homme est captivé par celui de Millie, une femme mariée. À 21 ans, Munch est sujet à de nombreux questionnements et à maints déchirements. Il veut retourner en ville, mais a besoin de la tranquillité du bord de mer qu’offre le comté de Vestfold pour peindre, et Millie a une vision opposée à celle qu’il a sur le monde de l’art et de la création artistique. Il vit avec cette femme sa première relation amoureuse et charnelle. Élevé par sa tante et Christian, il subit également à cette période le renfermement sur lui-même imposé par ses derniers afin de rester une famille unie. Cette partie du récit est la seule où l’on voit Munch peindre. Au sommet d’une crique, le jeune Edvard peint une mer aussi bleu que le ciel qui la surplombe et subit, dès ce premier acte artistique montré à l’image, les critiques d’un passant n’aimant pas son style.

Mise à part dans cette courte séquence, qu’en est-il de la peinture dans le film ? On oublierait presque qu’Edvard Munch est peintre tant le film s’intéresse moins au geste créatif qu’à ce qui le provoque. On devine aisément que tous les éléments que le cinéaste nous montre sont ceux desquels ont éclos les œuvres les plus populaires du peintre sans que cela ne soit jamais explicité. Parti pris filé sur tout le long-métrage, celui-ci atteint son paroxysme dans le dernier quart du film via une séquence empruntant beaucoup à la chambre rouge de Twin Peaks (1990 – 2017) tant celle-ci permet au personnage de réaliser une introspection qu’il aura tant cherché tout au long du film. Au cœur de ce rêve, l’un des interprètes d’Edvard Munch, à travers différentes portes, fait la rencontre des autres, des vies passées et futures du peintre. Encore une fois, il n’est aucunement question ici de peinture, mais d’un homme devant faire face à sa propre complexité, à des choix auxquels il a été confronté et qui ont défini son parcours de vie, parfois à son insu. Le film se termine sur un homme préparant sa mort et qui, par un testament ou un échange avec certains de ses proches, essaye de comprendre pourquoi. Pourquoi des soldats essayent-ils aujourd’hui de récupérer des œuvres qui à l’époque n’intéressaient personne et pourquoi a-t-il été malade toute sa vie alors que Michel-Ange, qui travaillait nuit et jour, ne l’était pas ? À la différence de Munch, Michel-Ange était un “génie capable”, lui assénait son psychiatre…

Munch, écrit et réalisé par Henrik Knuten Dahlsbakken. Avec Alfred Ekker Strande, Mattis Herman Nyquist, Ola G. Furuseth, Anne Krigsvoll…1h45
Sortie le 20 décembre 2023

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