Dans sa filmographie à toute épreuve, Sidney Lumet a toujours su démontrer de sa maestria. Les films pour lesquels il est hautement reconnu ont rarement connu de sérieux concurrents, et en fouillant dans son nombre imposant d’œuvres réalisées, on découvre toujours de nouvelles pépites, jusqu’à sa fin de carrière avec l’exceptionnel 7h58 ce samedi-là, en 2007. Les récurrences thématiques sont également foisonnantes, même si ces dernières sont toujours l’objet d’un angle nouveau. En addition de la figure du gangster, qu’il a souvent tenté d’humaniser, Lumet a régulièrement décliné deux sujets forts : la complexité du système judiciaire, et la corruption policière. Continuité directe de Contre-enquête ou du Prince de New York, Dans l’ombre de Manhattan mêle les deux univers, une fois encore avec brio.
Policier new-yorkais poursuivant des études d’avocat, Sean Casey (Andy Garcia) est un élément brillant, qui se retrouve lié de force à une affaire particulière. Alors que l’arrestation d’un dealer notoire recherché depuis belle lurette tourne au carnage, ce dernier ouvrant le feu sur les forces de l’ordre, plusieurs badgés trouvent la mort, et Iann (Ian Holm), le père de Casey, lui-même représentant policier, est grièvement blessé. Pour le procureur du district, l’opportunité de se placer politiquement se présente. Exiger du fils d’une des victimes de l’altercation de représenter l’accusation lui permet d’utiliser un jeune homme manquant forcément de recul, et de faire une action forte qui lui vaudra les honneurs. Mais lorsque l’avocat de la défense, Sam Vigoda (Richard Dreyfuss), accuse à son tour les policiers de corruption, émettant l’hypothèse d’un assassinat organisé contre lequel son client n’a eu d’autre choix que de contre-attaquer, Sean doit choisir entre son corps d’éducation, en qui il veut croire aveuglément, et son code moral, qui le pousse à mener l’enquête, vers un engrenage prouvant que toute affaire dépasse souvent les deux parties connues.

Des hommes, avec leur noblesse, leur part d’ombre, tels sont les portraits que Lumet a toujours voulu décliner. Le roman de Robert Daley dont le film est tiré montre que même dans un cas aussi fort que le trafic de drogues, dealers comme policiers complices sont victimes du système établi, ne pouvant plus y apposer leur morale, et ne pouvant quitter la machine sous peine d’y perdre bien plus que des plumes. Si la question noire est évoquée, et que des parallèles avec l’affaire O.J Simpson, survenue une poignée d’années auparavant, semblent évidents – jusqu’à être cités dans les dialogues –, Lumet détourne rapidement le sujet, la culpabilité du dealer n’étant pas à prouver, pour dénoncer ceux dont la complicité est affaire de nuances. Ici, on découvre cette nuance avec Joey Allegretto (James Gandolfini), partenaire de Iann Casey et noyé dans les combines depuis trop longtemps, au point de ne pouvoir s’en sortir, d’être obligé d’accepter de continuer à toucher sa part du gâteau alors qu’il veut raccrocher depuis longtemps. Au-delà des violences policières, pourtant démontrées ici tant les flics apparaissent comme agissant en bande – on retourne d’ailleurs sur le lynchage anti-noir évoqué auparavant, illustré lors de l’arrestation du malfrat, qui se rend de son propre chef mais récupère malgré tout quelques coups au passage –, loin de la morale et des lois, c’est de la pourriture systémique dont il est question. Du chaos ambiant tout le monde profite, et même une volonté incorruptible comme celle de Casey doit enfreindre pour fouiner, et accepter de compromettre pour faire éclater la vérité. Une double casquette que l’on retrouve également chez l’avocat Sam Vigoda, qui a bien conscience de défendre un véritable salaud, mais refuse de passer sous silence la complicité policière dans le trafic de drogues, dont les conséquences l’ont atteint de près.

La complexité du discours, qui joue constamment sur les divers tableaux, et ouvre des facettes multiples, se traduit par une écriture où chaque élément a son importance, et où rien n’est de trop. Auteur du scénario (le troisième après Contre-Enquête et Prince de New York, qui comme précisé plus haut traitent de sujets similaires), Lumet sait comment construire ses personnages, les rendre attachants dans ce qu’ils ont de plus sale, pour nous démontrer qu’au-delà des exactions commises, l’humain n’est jamais bien loin, et cherche désespérément à retrouver sa place, sortir du capharnaüm dans lequel il s’est enfermé. Ce qui serait plombant, misérabiliste dans 90% des productions traitant d’un sujet aussi fin est ici juste, résonant. La précision de la mise en scène, qui comme toujours chez Lumet joue d’un certain minimalisme, ne tente jamais de gros effets pour nous plonger dans une narration fluide et réaliste, ajoute au sentiment galvanisant qui nous emporte.
D’une certaine manière, Dans l’ombre de Manhattan peut se voir comme une œuvre somme, renouant avec la notion de justice politique, qui se rallie au camp des puissant·es (Le verdict, L’avocat du diable) et où la raison doit agir par moyens détournés, et la corruption des factions armées du pays, qui nous rappelle les tristes heures de Serpico. Une vision de l’Amérique fataliste, dont Lumet a accentué la violence à chaque incarnation, où la vertu a déjà perdu la partie, et où les nobles restent de rares ouailles moquées.
Dans l’ombre de Manhattan, écrit et réalisé par Sidney Lumet. Avec Andy Garcia, James Gandolfini, Richard Dreyfuss… 1h54
Sorti le 10 septembre 1997