Denis Villeneuve doit décidément adorer avoir le poids du monde sur les épaules. Après avoir irrité les fans de Blade Runner jusqu’à la sortie de 2049 – qu’on a beaucoup aimé, mais qui a bien divisé –, le cinéaste canadien décide de s’atteler à un autre projet qui représente autant de difficultés qu’il lui promet une horde de détracteur·ice·s. Dune, le roman dit inadaptable, celui qui a valu à David Lynch ses premiers cheveux blancs – ou à Dino de Laurentiis ? À vous de voir – et a longtemps été fantasmé par les fans d’Alejandro Jodorowsky, voit enfin le jour dans une nouvelle version (vision?) toute belle toute neuve, qui attire autant d’excitation que d’appréhensions. L’occasion de voir si le roman de Frank Herbert trouve une adaptation qui lui porte grâce.
À la fin du merveilleux documentaire Jodorowsky’s Dune et son terrain de fantasmes visuels que nous regretterons à jamais de ne pas avoir vu, le réalisateur débouté du projet déclare qu’il faut une technologie nécessaire pour faire aboutir une telle manne imaginative, ou recourir à l’animation pour pouvoir mettre vie à ces lignes, et que d’une certaine manière, la non-validation de ses idées n’aura été que salvatrice – surtout quand tout ce qui a été accompli, et les esquisses visuelles de Moebius et Giger, ont nourri la narration visuelle de la quasi-totalité des œuvres de SF des années présentées sur grand écran des années 70 à nos jours. Que l’on se rassure, en 2019, les meilleurs outils sont à disposition pour que Dune puisse exister à l’écran, vivre, avec son foisonnement de détails et son univers complexe. La plongée sur Arrakis est complète, nous sommes immédiatement sur un univers singulier où rien n’est familier, du mélange de langages que nous percevons, la manière de se mouvoir des Fremen que nous croisons dès les premiers instants, à l’environnement sonore, travaillé et se mêlant à la perfection à la partition de Hans Zimmer, tout nous invite à l’ailleurs.

À tel point qu’il est possible d’y être en premier lieu perdu·e, ayant plus de questionnements quant à ce que l’on voit que le sentiment de pouvoir se laisser porter. Denis Villeneuve prend ainsi le contre-pied de nombre de blockbusters actuels. Sans panneau explicatif, sans dialogues racontant ce que l’on doit comprendre à l’image, au-delà de quelques contextes reprenant les dialogues du livre, il impose une diégèse exigeante, à laquelle il faut être attentif·ve – rien d’honorable à la démarche, mais quand le cinéma grand public a tendance à la sur-explication, il est bon de relever un parti pris contraire. Les clés ne sont pas données, car le monde est établi. Point besoin de nous expliquer l’enjeu de l’épice quand nous voyons déjà les extracteurs commerciaux de l’empire en place, la manière dont le peuple lutte contre l’exploitation de la denrée, son caractère palpable, et l’évolution différentes des habitant·e·s d’Arrakis qui y sont exposé·e·s en constance. C’est par la quête de Paul Atréides que nous avançons dans notre compréhension de cet univers, que nous en dressons de nouvelles frontières à chaque étape. Un choix narratif singeant l’ouvrage sans jamais s’en détacher, qui rencontrera, sans trop s’avancer, les louanges des amateur·ice·s de l’œuvre d’Herbert qui y verront un respect total de ces tomes qu’iels aiment tant. Voir la forteresse des Harkonnen prendre vie – utilisant de surcroît cette imagerie gothique qui nous rappelle les esquisses de Giger –, le gigantisme des vaisseaux, des vers de sable, tout est un ravissement de la rétine, qui joue de sa grandeur iconique, mais aussi suggestive, sachant dévoiler ses éléments à point nommé, les rendant plus impressionnants. La photographie de Greg Fraser, ses cadres larges captant l’immensité des décors, parvient à retranscrire cette ambiance glaciale, témoin d’une région en constante crise, contrastant avec les paysages désertiques, menant chacun·e à des contraintes de survie drastiques. Des éléments que l’on retrouve dans la panoplie de costumes, s’incluant parfaitement la direction artistique globale, présentant les mécanismes pour stocker, recycler l’eau et permettre aux arpenteur·se·s de cette planète aride de pouvoir se déplacer – on voit aussi comment la faune locale appréhende ces mêmes problématiques. En prenant le temps de poser ses bases, l’univers de Dune est logique, cohérent. Pourtant, ce respect de l’œuvre sans prise de risques, destiné à être l’adaptation la plus fidèle qui soit, est aussi vecteur des défauts rencontrés.
Puisqu’il ne va jamais ailleurs que là où les lignes d’Herbert le dirigent, Denis Villeneuve ne semble pas s’être approprié l’univers qu’il défend. Un univers qu’il comprend et parvient sans contraintes à représenter, mais qui sans la moindre dérogation aux règles strictes pré-établies semble souvent désincarné. Ces personnages pourtant habités par de lourds conflits intérieurs manquent à générer une certaine empathie, malgré le charisme des comédien·ne·s et une direction millimétrée (peut-être trop). Il est d’ailleurs de bon ton d’affirmer que le choix de casting est juste, et correspond à beaucoup d’éléments imaginaires que nous avons pu songer lors de notre lecture d’Herbert. Chalamet, s’il est logique qu’il s’affirme dans la seconde partie, parvient à insuffler la jeunesse candide de Paul Atréides, là où Oscar Isaac est impérial en son père, le duc Leto, cet homme dépassé par les évènements qui ne parvient plus à faire au mieux pour protéger les siens. La scène avec Charlotte Rampling en mystérieuse Bene Gesserit fait frissonner, notamment grâce à sa voix caverneuse, et l’imagerie crasse autour du baron, se baignant dans une huile régénérative, noyée dans l’épice faisant évidemment penser à du pétrole pour cette métaphore du colon capitaliste venant asservir les peuplades désertiques pour piller leurs ressources, nous confère un dégoût bien amer. On rêve déjà à la dualité entre Paul et Shani, que Zendaya incarne avec pudeur, tout comme l’intégralité de ces Fremen – Javier Bardem en tête –, cet intrigant peuple des sables, qui ne demande qu’à dévoiler son univers. On se plaira toujours à rêver de Mick Jagger, Orson Welles ou Salvador Dali, ses tenants sacrifiés de ce qui aurait probablement été l’un des films, réussi ou pas, les plus atypiques qui soient, mais dans cet apparat sombre, le casting complet – au-delà de celleux cité·e·s plus haut – est réjouissant. En somme, quelques moments peuvent renforcer notre attachement, mais l’impression d’être extérieur·e aux événements persiste. N’en déplaise au détracteur·ice·s de la version de David Lynch, son Dune a le mérite d’être incarné, de tenter des représentations farfelues sur certains personnages – on pense au baron Harkonnen – qui peut provoquer amusement, dégoût même, mais génère du sentiment. Ici, l’émerveillement visuel, auditif – on remet sur le tapis que cette fois-ci, Zimmer s’est sorti les doigts –, peine à rejoindre des sensations émotives, dont nous avons clairement besoin pour pleinement se sentir impliqué·e. Il y a cependant une explication à cela, qui on l’espère sera garante des choix concernant le prochain chapitre : Dune est avant tout une exposition de 2h30. Le contexte à mettre en place est immense, possède de nombreux enjeux, et alors que nous le quittons, nous venons à peine d’en atteindre son réel commencement, l’esquisse des personnages qui vont s’emparer de son intrigue. Un final au même point que celui du premier tome, toujours dans un respect strict de l’œuvre, qui ne laisse pas ce premier chapitre exister pour lui-même, mais qui avec ses bases minutieusement posées peut laisser rêveur·se quand à ce qu’il entreprend. On espère que l’émotion, l’attachement, et le grandiose seront de la partie maintenant que tout peut commencer.

Non, Dune n’est pas un film qui va révolutionner la manière de concevoir le cinéma grand public, même s’il peut rappeler à des moments où celui-ci avait plus de noblesse, et donner envie, moyennant succès, à des producteur·ice·s de revenir à des fresques plus ambitieuses. Il reste un travail d’orfèvre minutieux, qui place consciencieusement ses pions, et peut être l’amorce d’une grande saga cinématographique, qui prend le temps de bien faire les choses, ce que vous ne voyons plus trop ces dernières années. À la manière d’une Communauté de l’anneau – à ceci près que le film de Peter Jackson parvient à insuffler son souffle épique et à nous ancrer dans toute l’émotion diégétique dès les premiers instants, faisant de ce premier volet un délicieux moment – ce n’est que lorsque nous aurons vu les derniers actes de toute cette fresque – du moins du livre principal s’il est choisi de ne pas adapter les arcs suivants – qu’il sera possible d’en juger la complexité et la réelle implication qu’elle nous a procurées. D’une certaine façon, c’est un aveu de faiblesse, un film étant censé être avant tout une entité propre, et non la promesse d’un déroulement futur – coucou le MCU. Le sentiment est étrange, celui d’avoir été laissé de côté mais d’avoir quand même assisté à du grandiose, avec une irrépressible envie d’en savoir plus, sans que le but ait été de nous rendre accroc, mais juste de peindre avec une volonté d’exactitude un tableau décrit il y a bien longtemps, qui pensait alors juste prendre forme dans nos esprits. On jugera Dune comme une seule et immense fresque d’une durée encore indéterminée, en espérant ne pas rester dans cet entre-deux où tout ce qui est à l’écran est magnifique mais manque de mordant.

Émerveillement teinté d’une pique de déception, quel étrange compte-rendu pour qualifier cette nouvelle proposition de Denis Villeneuve. D’une certaine manière, le cinéaste canadien ne déçoit pas, tant une telle entreprise était incertaine, et qu’il conduit avec brio toute la direction du métrage, mais on attend de voir de quelle manière il pourra impliquer, dans ses choix de mise en scène une fois que l’action nécessitera plus d’invocation caméra, sa personnalité, ses thématiques. Dune reste un film qui interpelle, offre des moments de maestria comme on en voit rarement, et choisit le sérieux – les quelques traits d’humour n’étant jamais forcés – comme maître-étalon. À voir si cela s’inscrira dans un rendu salvateur, tant le récit d’Herbert peut aussi se prêter au pulp, mais nul doute que sa suite fera parler. On espère dans le bon sens, et on croise les doigts face à tant de belles promesses.
Dune, de Denis Villeneuve. Avec Timothée Chalamet, Rebecca Ferguson, Jason Momoa… 2h35
Sortie le 15 septembre 2021
[…] qu’elle. Timothée Chalamet n’est pas en reste mais là où ses derniers rôles, notamment dans Dune de Denis Villeneuve, l’affichaient en premier de la classe, il brille ici par sa capacité à se […]