Steven Moffat et Mark Gatiss. Pour les amateur·ices du paysage télévisuel britannique actuel, ces deux noms sonnent comme une promesse. Celle que tout projet af?lié à leur nom risque d’être un bijou d’écriture et de narration, avec des personnages hauts en couleurs castés à merveille. Le “Moff”,on ne le présente plus. Tant pour son excellente sitcom injustement oubliée Coupling (en français Six Sexy), que pour son exploit de relancer Doctor Who et de lui offrir une mouture moderne fort appréciée – quand il ne fait pas des prouesses sur grand écran (le Tintin de Steven Spielberg, on le lui doit en partie) –, le showrunner et scénariste s’est imposé comme une ?gure majeure au Royaume-Uni. Gatiss s’est rapidement joint à la fête,signant quelques scripts ainsi que le très bon An Aventure In Space And Time, et le duo d’incorrigibles fut lancé.
Le pinacle de leur collaboration reste Sherlock. Avec un format court (trois épisodes par saison), et un duo d’acteurs (Martin Freeman, Benedict Cumberbatch) en phase avec leurs personnages, cette réadaptation moderne des frasques du célèbre détective d’Arthur Conan Doyle est un coup de génie. Apprendre qu’ils comptent s’aventurer dans une relecture du mythe de Dracula, ça nous laisse rêveur. Sortie sur Net?ix, la mini-série propose trois épisodes, chacun dans un ton différent, proposant en premier lieu une réhabilitation des codes de Bram Stoker avant de les détourner et tenter de les transcender. Les Règles De La Bête conte la triste mésaventure de Jonathan Harker, envoyé en Transylvanie pour aider le comte Dracula à acquérir un bien immobilier en Angleterre. Il y devient la victime du Vampire, s’affaiblit pendant que ce dernier se nourrit de sa jeunesse et absorbe ses sentiments, son amour pour sa ?ancée Mina que la Bête tente ensuite de retrouver. Un récit que l’on connaît, si l’on s’est intéressé au roman de Bram Stoker, ou que l’on a vu l’adaptation de Francis Ford Coppola, qui est ici raconté après coup, par un Harker affaibli, et qui se voit interrogé par deux nonnes. L’épisode reste une mise en bouche savante, qui nous plonge dans une zone de confort qui s’avère bien déroutante dès lors que la ?ction commence à abattre ses réelles cartes. Ce qui pouvait sembler fainéant de la part de deux auteurs se contentant d’adapter de manière trop pauvre une œuvre déjà poncée se transforme en pari original : en une heure, ils résument les grandes lignes du mythe, nous le recontextualisent, et entament leur travail de détournement dans une dernière demie-heure qui laisse pantois quant à la suite.

C’est malheureusement cette même suite, Vaisseau Sanguin, qui plombe cette ambiance classieuse. Cette fois-ci à bord d’une embarcation maritime à destination de l’Angleterre, Dracula se retrouve piégé par sa nemesis, la toute aussi célèbre Van Helsing. Sur le papier, ce que raconte l’épisode est ingénieux : le Vampire réunit différents représentant·es des strates sociales, partant du principe qu’en les «dégustant », il acquiert leurs origines, leurs manières qui lui permettront de s’intégrer à la société moderne et leur culture – on nous donne d’ailleurs une explication quant à sa frayeur du divin, due au fait qu’il ait «assimilé » des bigot·es toute son existence, et avec elleux leur foi. Le menu est présenté comme une accession initiatique, une mise à jour que le Comte effectue régulièrement pour se réhabiliter aux mœurs de chaque période. Mais dans le rendu, et par la présence de Van Helsing qui doit convaincre ses partenaires de traversée qu’ils sont aux griffes avec une créature démoniaque, le périple se transforme en huis clos qui peine à maintenir son/sa spectateur·ice sous tension une heure trente durant. On n’est jamais réellement emporté·e dans cette danse survivaliste, où les éléments s’affrontent et se déchaînent pourtant avec une certaine passion.
Dans Sombre Boussole, on aborde la dernière thématique vampirique, la plus iconique de toute : la solitude. L’éternité du Comte, pourtant proposée à ses sbires comme un choix astucieux, est une malédiction, une condamnation à passer cette même éternité seul. Noyé dans le romantisme, ce dernier cherche désespérément sa compagne, celle qui accepterait cette même condition de manière désintéressée, pour vivre un amour pur, inconditionnel. L’épisode joue avec ce principe, nous montrant au ?nal un personnage bien moins bestial qu’il n’y paraît, et avant tout dominé par ses sentiments, ses faiblesses. Après une énième désillusion quant au monde alentour qui ne le connaît ni ne le comprend, le monstre réalise la futilité d’un tel don d’immortalité, et embrasse une destinée morbide dans un ?nal apocalyptique. Une fois encore, l’épisode a du mal à se tenir et peine à convaincre dans ses choix d’ambiance. Une déception attristante tant le scénario brille de moments forts, d’idées réussies, et d’une volonté de dépoussiérer le mythe à tout prix qui est la clé vers une œuvre unique mais aussi la contrainte qui l’enferme dans son postulat.
Revisiter, c’est le mot d’ordre, qui construit les fulgurances et sacri?ces de cette mini-série. Nombreuses sont les ?ctions ayant tenté de s’approprier le mythe, de jouer avec ses codes, pour le meilleur et pour le pire mais rares sont celles qui parviennent à les détourner avec des ressorts originaux. Sur le papier, Dracula est de celles-ci. La meilleure idée vient de l’assimilation des croyances et coutumes selon les cultures diverses des victimes de la Bête. Insinuer que les codes inhérents aux vampires et à la manière de les combattre ne sont pas réels mais crus par Dracula lui-même car il a consommé des gens qui se sont racontées sa légende d’âge en âge, voilà un axe qui permet beaucoup de libertés pour rendre certains de ses codes vains et ainsi mieux les détourner. Inondé de lumière, hurlant à terre et pensant mourir, le Comte réalise qu’il ne ressent aucune douleur, et que cette peur primaire n’est que le fruit du mythe que les peuples ont imaginé autour de lui, pas de ce qu’il est réellement. Vivant dans un mensonge, remettant tout en question, ce sont ses propres pulsions, sa propre immortalité qui est mise en cause, et ne lui semble plus un si bel atout. En cela, sa relation con?ictuelle avec Van Helsing prend sens, tant dans la rivalité qui les anime que dans la passion qui les unit.
C’est là le point culminant du travail des deux auteurs, dont on reconnaît la patte : la relation entre Van Helsing et Dracula. En faisant de la nemesis du Comte une femme, ils offrent une relecture complète, qui parvient à jouer avec les surprises. Présentée comme une nonne au caractère impétueux dans le premier épisode, on est loin de se douter qu’il s’agit là du célèbre chasseur de primes, que l’on a toujours identi?é sous des traits masculins. Au vu de la clarté d’écriture et du rôle sur mesure offert à Dolly Wells, on en vient à regretter que les deux zouaves aient lâché la barque Doctor Who avant l’ère Jodie Whittaker, qu’ils auraient réussi par leur plume à magni?er. Ici, l’actrice s’empare du rôle, est possédée, et nous fait oublier les anciennes moutures pourtant très marquantes et loin d’être honteuses. On adore immédiatement cette femme déterminée, qui lutte contre l’innommable et des forces bien plus puissantes qu’elle avec une poigne de fer, quitte à en voler totalement la vedette à Claes Bang, qui s’il campe un Comte Dracula charismatique et mystérieux, dont les traits physiques ne sont pas sans rappeler ceux de Bela Lugosi, manque cruellement de contenance. Dommage tant leur relation est idyllique, teintée de fascination morbide pour celle qui fait tout pour retrouver le Vampire à travers les âges, transmettre cette obsession à sa descendance, et sacri?er sa propre vie pour causer la perte de son ennemi adoré. Amant·es maudit·es, adoration macabre, on retrouve dans cet antre du malsain une forme de pureté, qui fascine autant qu’elle débecte.
Entachée par une réalisation loin d’être à la hauteur d’un tel récit, Dracula reste du bel-œuvre. Nombre d’éléments auraient gagné à être développés tandis que d’autres sont ternis par des longueurs qui nous perdent là où l’on aurait pu être fasciné tout du long. On salue ces deux adeptes des prises de risque, qui montre qu’ils en ont encore dans la plume. On les espère mieux accompagnés sur leurs prochains ébats.
Dracula, de Steven Moffat et Mark Gatiss. Mini-série de trois épisodes, disponibles sur Netflix.
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