À l’occasion de la sortie de son nouveau long métrage, le docu-fiction Qui à part nous – le deuxième seulement de cet auteur à arriver dans nos salles après le très beau Eva en août –, et avant l’hommage qui lui sera rendu au Festival International de Cinéma de La Rochelle l’été prochain, Jonás Trueba se livre à nous sur ce projet qui a mis cinq ans à se concrétiser.
Il y a dans Qui à part nous un retour à l’adolescence après Eva en août, où l’on sent une certaine prise de recul sur ce sujet. Comme si vous vouliez faire un film essentiellement adolescent, c’est à dire incertain, maladroit (dans le bon sens des termes) et qui grandit, autant qu’un film sur les adolescents.
J’aime bien la façon avec laquelle vous en parlez. En vous écoutant, je me dis qu’en effet après La Reconquista (2016), je me sentais vieux, comme si quelque chose était derrière moi. J’ai donc voulu saisir une dernière chance de faire un film dans un esprit contraire, qui ne soit pas pour autant juvénile – je ne pense pas qu’on puisse dire ça –, mais une immersion dans cette jeunesse, dans cette fraîcheur.
Quand je dis que je me sens vieux, je me sens un peu ridicule (il rit), et ça me fait un peu penser à Jean-Pierre Léaud qui se voit dans la voiture à la fin de Les Deux Anglaises et le Continent (François Truffaut, 1971) et qui dit « Je me sens vieux ». Le film se termine comme ça, et c’est pas vraiment ce qu’on appelle la vieillesse, mais un sentiment.
Vous parlez beaucoup de communication. Je trouve que c’est l’un des cœurs du film, avec dès le départ une opposition très brutale entre l’introduction sur Zoom et les plans du parc où a lieu la vie sociale traditionnelle. Il y a comme une capture d’une évolution du langage, à la fois celui de l’œuvre et celui des jeunes qui grandissent, s’émancipent, tout en étant confrontés à ce rapport de distance.
Je comprends, on peut dire que c’est un film sur la communication, sur la façon dont on établit une conversation avec un autre, la façon dont on s’écoute, dont on est ensemble. J’aime beaucoup filmer les gens en train de parler, qu’il y ait des échanges de paroles. Pas forcément pour ce qui se dit, on peut bien parler, mal parler, mais simplement le geste de la parole, de l’échange verbal m’intéresse et je veux l’avoir dans le film. Je crois que le cinéma peut nous rendre meilleur, et ça passe beaucoup par ces échanges, ces conversations, cette tradition orale de la transmission du cinéma, qui découle du fait de dire les choses, d’expliquer, de comprendre, se tromper, dire une bêtise et revenir dessus, reformuler.
Il faut bien reconnaître que la pandémie a été dramatique, extrêmement dramatique pour cette génération, ces gens-là. Espérons que ce soit fini, mais ça a eu un effet d’isolement, de rupture de ce lien physique, de cette possibilité d’être avec l’autre, d’avoir une autre communication que verbale et d’être ensemble. Je trouve ça très touchant. Par exemple, à la fin du film quand il y a cette visioconférence, les jeunes font allusion à ça, et il y en a une qui dit « C’est difficile de n’avoir que la parole, car avant quand on était ensemble et qu’on savait pas quoi se dire, on se roulait une pelle, et maintenant il n’y a plus ça ». Ça les fait beaucoup rire sur le coup, ils s’amusent avec un rire gêné, il y a une vraie réaction générale, mais tout de suite après il y a un silence. C’est extrêmement subtil, mais pour moi c’est terrifiant car ça dit quelque chose de cet effroi là, de ce qu’il se passerait si on nous retirait ça, la possibilité d’être ensemble.

Cette idée de l’importance du geste, que vous évoquez, m’a notamment rappelé Le Temps Perdu de Michel Brault (1964). On peut voir dans Qui à part nous une sorte d’héritage, bien que vous preniez une direction différente avec le style du film qui évolue en permanence, mais on retrouve l’idée de s’effacer derrière les jeunes pour leur offrir un espace de parole, un moment de pure liberté. Cela floute la frontière réalité-fiction et leur permet, même s’ils répètent plusieurs fois « Nous ne sommes que des personnages de fiction », d’être paradoxalement le plus eux-mêmes possible au sein de cette grande fiction qu’est la vie.
Absolument, je ne peux pas mieux dire tout ce que vous dites, j’adhère complètement à tout cela. En l’occurrence, ce film de Michel Brault est un film que j’aime beaucoup, parmi tous ses films, et j’y vois directement la filiation, avec aussi La Pyramide Humaine de Jean Rouch (1961) – ce sont les deux films que je cite. Pour Le Temps Perdu, j’avais lu un entretien de Brault où il disait ce qu’il a retenu du travail avec Rouch, et c’est l’idée que ces jeunes ne se présentent pas à la caméra, ne se montrent pas devant, mais qu’il se confient à la caméra. Brault disait que cette phrase-là lui a suffi pour aller au Canada et essayer de reproduire cela, de créer un tel espace, et c’est me semble-t-il ce qu’il a fait. Il y a donc un triangle qui se forme, du moins je l’espère, entre Rouch d’une part, Brault au Canada, et moi car j’ai senti qu’il manquait un quelque chose sur la jeunesse en Espagne et que ça devait être vu et raconté. J’ai donc essayé de recréer cet espace-là, de confiance qui se crée entre ces personnes et cette caméra, et c’est un espace qui leur ouvre aussi un possible. Un possible de dépassement de soi, d’une certaine folie, d’une certaine conception de soi en essayant, à travers des projections, des inventions, qui finalement leur permettent de devenir eux-mêmes.
Cette confiance, vous semblez l’étendre encore plus loin que Michel Brault, au point où vous demandez aux jeunes de presque faire la mise en scène du film, d’avoir des idées, des exigences, auxquelles vous vous adaptez pendant le tournage, mais aussi au montage avec la voix off par exemple. Prenons l’enchaînement de la scène du débat autour de comment filmer l’adolescence, suivie de celle de la jeune fille et du garçon qui marchent où la pensée finit par faire irruption en off, selon une hypothèse énoncée par une des jeunes juste avant. Il y a là quelque chose de très fort, comme si le film muait à l’image de la voix d’un adolescent. Par cette « délégation », il y a un sentiment de véritable collaboration artistique, de travail de groupe qui émane de ce que l’on voit.
Je suis touché par la façon dont vous percevez et dites ces choses-là. En effet, ça a été aussi simple que ça, que d’être avec eux, à leur écoute, de rire avec eux, les observer, mais aussi veiller sur eux avec un sentiment de responsabilité face à ce que je capture, ce que l’on garde, ce qu’ils livrent dans ce rapport de confiance, avec aussi le travail fait après. On ne peut pas nier la phase avec ma monteuse, et ce que l’on retient, sélectionne, dans ce qui est advenu. Mais oui, finalement, ce qui comptait le plus était ces moments, ce qu’il en advenait et ce qu’il en restait, toujours dans un rapport d’obéissance vis-à-vis de ce qu’ils proposaient. Essayer de rester toujours fidèle à cet esprit de là où eux voulaient porter le film.
L’une des beautés du film réside dans l’éparpillement. Même si Candela et Pablo sont au centre, les première et dernière parties donnent une autre ampleur, quand vous accordez simplement la parole aux gens, et laissez parler des personnes que l’on va peut-être voir dix secondes ou qui vont devenir de vrais personnages. Ressort non pas l’impression de regarder une jeunesse, mais des jeunesses qui fusionnent, s’imbriquent pour former une génération, qui serait l’accumulation de plein de visions particulières sur cette période de la vie.
C’est assez curieux. Je me rends compte en vous écoutant qu’il y a un double fonctionnement dans ce film, avec d’une part Candela et Pablo qui sont de vrais protagonistes – les personnages principaux –, mais il y a aussi ce regard posé et cette place donnée à ces jeunes assez régulièrement qui sont des moments forts. On ressent l’importance de leur présence, de leur parole, de ce qu’ils apportent. C’est quelque chose qui m’a toujours intéressé, d’où cette dimension chorale, en plus de celle plus recentrée. Ça peut être lu comme cette question générationnelle à laquelle vous faisiez allusion, mais il y a aussi un autre sens dans lequel va cet éparpillement, c’est une façon de laisser entrevoir, sentir, que le film aurait tout aussi bien pu s’intéresser à ces personnages, prendre une autre direction. C’est surtout pour des raisons d’incapacité pratique que nous ne les suivons pas plus. Cela m’intéresse depuis mes tous premiers films, où je voulais qu’un personnage surgisse de manière inattendue, qu’il s’approprie le film et disparaisse car le champ ne lui est pas donné pour que ça devienne pleinement le sien.

Cela fonctionne bien avec l’idée de fresque adolescente, où le temps passe, les gens vont et viennent, on les recroise plus tard etc. Ce qui renvoie bien à cet âge là où tout va très vite. Aviez vous pour intention de capturer une entièreté, une vraie phase générale de la vie, ou est-ce que ça s’est décidé peu à peu grâce à ce que les jeunes vous offraient ?
Le point de départ a vraiment été un noyau dur constitué par Pablo et Candela, et c’était assez délimité. Après, il y a eu cette tendance à ouvrir, à moins être là pour saisir ce que le projet m’apportait sans a priori. Par exemple, j’ai été dans des lycées, rencontrer des jeunes, et cela n’était pas prévu au départ, je l’ai improvisé et développé au fur et à mesure. Cette dimension de fresque n’est apparue qu’à partir de cette croissance imprévue.
Cette envie initiale de centrer le film sur les histoires sentimentales de Pablo et Candela est peut-être ce qui lie le plus Qui à part nous à Eva en Août, avec cette idée de relations basées sur une errance, liées au mouvement, à l’échelle d’une ville, très localisées. Là où la ressemblance est la plus forte, c’est dans le rapport de collaboration avec les personnes. On sent qu’il y a quelque chose de profond, de l’ordre du vécu et en même temps vous allez si loin dans ce que vous filmez, par exemple la première fois de Candela, que l’on est confronté à la limite entre documentaire et fiction.
Pour moi, c’est toute la beauté de ce projet. D’arriver à capter des instants aussi simples et forts que le geste de la main entre Rony et Pablo dans le bus, ou le premier baiser de Candela et Silvio. Ce sont des moments superbes mais qu’il a fallu mériter. Pour arriver à ça on a du tourner des heures et heures, développer un gros rapport de confiance avant d’arriver à créer ces situations, mais c’est bien ! Je pense que parfois le cinéma a tendance à faire l’économie de ces processus-là, de ces durées-là, et d’arriver trop vite aux choses, ce qui leur fait perdre leur valeur. Nous avons pris le chemin long, on a eu la patience de cette construction, jusqu’à arriver aux moments magiques qui font le sens du projet.
La fin de ce segment central apparaît d’ailleurs comme un climax. Quand cette partie se termine, le film pourrait s’achever également tant le spectateur a été sollicité émotionnellement, et d’un coup il y a l’intermède et ça repart. Vous nous mettez dans un rollercoaster en permanence, il y a quelque chose de ludique et jeune dans le rapport que vous créez entre les personnages et le spectateur.
Je me réjouis que vous me le disiez, que vous l’ayez vécu, que vous partagiez cette expérience, cette immersion. Évidemment, avec ma monteuse, on a beaucoup réfléchi à cette expérience physique de vie avec le film, de le traverser à travers la durée, à comment faire ressentir cette deuxième partie puis repartir sur autre chose ensuite, … On se disait que forcément certaines personnes décrocheraient mais aussi que d’autres pourraient vivre une belle expérience, que vous semblez avoir vécue.
Il y a une logique de montage, de structure. La première partie est plus théorique, programmatique, elle lance la machine et correspond à un automne-hiver en termes d’ambiance. La deuxième est davantage une fugue printanière et estivale, avec l’amour en son centre. Enfin, la dernière voit le quatrième mur se briser et le film se reconstitue, se repense. Tout cela est apparu a posteriori, en montage.
On passe de quelque chose d’intellectuel, conceptuel à du sensoriel avant d’aborder un certain désenchantement d’ordre politique.
Finalement, cette structure inconsciente fait écho aux tourments adolescents. Vers quinze ans, le rapport au monde change et on commence à se poser des questions sur l’avenir, à se chercher, puis on se laisser aller aux expériences et à ressentir la vie à fond, avant une douche froide, la rupture vers la réalité – que vous faites littéralement avec l’entracte qui dit stop –, et le besoin de trouver sa place dans un système. Tout le monde se met à exprimer sa pensée politique, il y a le concert, des actes plus concrets.
C’est mieux quand vous l’expliquez (il rit). Moi-même j’essaie de ne pas intellectualiser. C’est mon film le moins conçu de ce point de vue-là, j’ai voulu quelque chose de plus brut, sensoriel, en partant de quelques idées. C’est un bonheur de voir des gens comme vous, la façon avec laquelle vous percevez tout ça. D’autant que ça a été une vraie mise à l’épreuve, je me demandais souvent ce que je faisais, mon entourage, ma compagne, mon associé, personne ne comprenait vraiment et on me disait « Pourquoi tu t’emmerdes encore avec ça » et je me sentais idiot. Mais ça fait du bien de savoir que certains spectateurs le perçoivent pour ce que j’ai voulu véhiculer.
Propos recueillis le 14 avril 2022.
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