Il est toujours intéressant de revenir sur les œuvres passées d’un cinéaste qui vient de sortir un film qui fait parler de lui. Peut-être est-ce là un reste de la fameuse théorie des auteurs qui nous donne envie de chercher ça et là des indices, des prémices afin de mettre en exergue ce qui relèverait finalement de l’évidence ? La question se pose, évidemment. La réponse, elle, n’est pas très loin. Que sépare Roberto Succo et Le Procès Goldman ? Une vingtaine d’années, déjà. C’est beaucoup et peu à la fois. Le premier marque la première sélection cannoise du cinéaste en compétition, là où le second, lui, a fait l’ouverture de la Quinzaine des Cinéastes cette année. Après avoir dit ça, on n’a en fait pas dit grand chose. Non, ce qui rapproche deux films aussi éloignés dans le temps (une cavale d’un an et demi datant des années 80 mais filmée en 2000 contre un procès d’un mois des années 70 remis en scène en 2023) et l’espace (une balade aux quatre coins du sud de la France et un huis clos en salle d’audience) est à la fois le personnage qui les traverse et ce qu’ils dégagent respectivement, que justement leurs points de divergence évidents.
Roberto Succo et Pierre Goldman sont les deux faces d’une même pièce, à la fois criminels et victimes, innocents à leurs propres yeux mais cruels aux yeux de la majorité. Le récit du parcours du premier est l’illustration factuelle de son parcours — Kahn, aidé de Pascale Froment qui avait relaté tous les faits, ne se tient qu’à ceux-ci —, tandis que le second ne fait que réclamer qu’on se tienne aux faits alors qu’ils sont constamment interprétés par toutes les personnes présentes à l’audience. Deux salles deux ambiances donc, le constat d’une part et l’imagination de l’autre. Dans les deux cas, une interrogation : comment filmer le “monstre” ? Cédric Kahn s’attaque là à un sujet aussi vieux que le cinéma et s’inscrit dans la lignée de grands cinéastes de la culpabilité, desquels, s’il n’a pas le talent, il semble avoir bien appris. Il est difficile de ne pas penser à Lang, Hitchcock ou Bresson face à ces vrais/faux coupables maudits voulant s’échapper par la force ou les mots d’une mort qui leur semble destinée en bons martyrs qu’ils se fantasment être. Ces deux récits dont on peut connaître l’issue sans même avoir vu les films (le suicide de Succo d’une part, l’acquittement de Goldman de l’autre) sont construits selon une logique faussement objective, basée sur des événements relatés par les survivants des péripéties, les témoins qui viennent à la barre et un agencement chaotique pour mieux rendre compte de la complexité qui entoure les deux êtres.

Quittons désormais le champ de la comparaison pour se pencher sur Roberto Succo, qui fait de cette construction alambiquée (sorte de spirale incontrôlable) un système nerveux redoutable qui s’immisce dans le nôtre pour mieux en prendre possession. C’est là le sel du cinéma de point(s) de vue qu’opère Cédric Kahn et au titre duquel il sait être un cinéaste passionnant — regardez la valse intense des regards de Trop de bonheur. Pour lui, filmer n’est pas une mince affaire, surtout quand l’on reconstitue le parcours d’un tueur en série en essayant de ne pas le rendre charmant, bien que cela soit par essence presque impossible. De fait, son courage et sa franchise se retrouvent dans les yeux du commissaire en charge de retrouver Roberto. Minutieux, distant, rigoureux surtout — la séquence de fouille de la voiture a quelque chose d’extrêmement bressonien dans son découpage —, il refuse toute empathie pour s’en tenir à la (une) réalité. En face, toutes les autres séquences, issues d’une interaction de Roberto avec une autre personne, sont tant de coups de crayons pour dresser l’esquisse globale d’un homme étrange, insaisissable, détestable mais au charme évident, que Stefano Cassetti interprète avec beaucoup de justesse et de pudeur, même dans les élans de folie les plus frappants. À ce titre, le pari de Kahn échoue autant qu’il réussit ; on finit, par être touché par ce tueur à l’aliénation palpable, mais ce rapport malsain nous met en un sens dans la peau de ceux qui l’ont vu et/ou accompagné, laissant l’impression que tout le monde peut se faire avoir. Il ne s’agit pas de comprendre Succo mais de se laisser emporter dans sa frénésie haletante, au gré d’ellipses comme tant de coups de sang.
Pas ou peu de digressions, ou alors certaines qui semblent en être avant de se révéler étapes incontournables du parcours kamikaze de l’italien. Kahn avance, fait rouler sa machine infernale sans perdre une seconde et hypnotise un temps pour mieux hanter ensuite. Le malaise croissant, tiré de sa science du plan séquence qu’il est capable d’étirer à loisir, créé un gouffre : Succo c’est lui, mais c’est un peu tout le monde. Pas tant monstre qu’homme ordinaire victime d’un déclic funeste que le cinéaste observe scrupuleusement, sans en faire une quelconque source de tension ou d’émotion. Prenez l’exemplaire scène de course poursuite en voiture, où Roberto et une otage institutrice sont peu à peu encerclés par la police. Distance est ici le maître-mot, avec une caméra qui trace l’itinéraire et révèle tout sans poser l’ombre d’un doute, pendant que l’habitacle du véhicule se résume à un champ contrechamp on ne peut plus classique. La présence policière relève presque de l’imagination de son esprit torturé, avec ces figures uniformes, rouages du bon fonctionnement d’un monde rongé de l’intérieur duquel lui essaie de s’échapper à sa manière. Roberto Succo est coupable là où Goldman, lui, est innocent, mais derrière eux se dressent deux portraits d’une France malade, deux gestes fulgurants et radicaux, si proches et si loin à la fois.
Roberto Succo de Cédric Kahn. Écrit par Pascale Froment et Cédric Kahn. Avec Stefano Cassetti, Isild le Besco, Patrick Dell’Isola… 2h04
Sorti le 16 mai 2001.