Dans un festival, outre les métrages taillés pour jouer les grands favoris de la compétition, l’occasion est pour de jeunes cinéastes et auteur·ice·s de faire connaître leur univers, et dévoiler ce qu’iels ont dans le ventre. À Gérardmer, du côté frenchy, il y a eu Teddy et La Nuée, tous deux récompensés à raison pour leur qualité d’objet de cinéma et l’ambition de proposer quelque chose de différent du moule actuel. Bien plus discrètement, un troisième français s’est incrusté à l’écart du concours, en la personne de Baptiste Rouveure et ses Animaux Anonymes. Une œuvre radicale d’une heure au compteur, qui peut laisser beaucoup de monde sur le carreau. Mais qui a le mérite d’être assumée dans son propos de bout en bout, et de montrer qu’un cinéma extrême a toute sa place à l’écran.
Dans les pâturages de la province reculée, le rapport de force entre l’homme et l’animal n’est plus le même. L’hostilité règne en maître, et il est bien plus compliqué pour celui qu’on croit supérieur, de tenir son rang de roi des animaux.

Pas facile de mettre entre les yeux de tout le monde un film comme les Animaux Anonymes. Et ce qui est intéressant, c’est qu’il n’en a aucunement l’intention. C’est un acte engagé qui peut rebuter par sa forme, son fond, son envie de bousculer les codes de la fiction traditionnelle. Le budget racle les pièces du fond de la tirelire cochon, une caméra qui semble sortir du placard du réalisateur pour tourner toutes les scènes au naturel, histoire de demander aux comédiens d’apparaître en caleçon dans le froid matinal, et d’entamer le tournage dès l’aurore. Plans à l’épaule qui captent une image très organique au plus près des corps et des acteurs, ne décochant pas une seule phrase. On se demanderait presque si la langue fait encore partie intégrante de la carcasse humanoïde.
Les dialogues n’existent pas, seul le bruit et la douleur émettent un son. Et puis le grognement. Celui des Animaux Anonymes. Cette juxtaposition de mots l’un propre à la bête et l’autre à l’humain, ont pourtant de nature tout à être dissocié. Ils sont ici une seule et même chose, dont on ne sait jamais vraiment ce qu’elle est ou représente. Un animal ayant pris la place de l’homme, ou un homme qui en guise de trophée se retrouve avec la tête de sa victime emboîtée sur la sienne. Un cheval la clope au bec, un cerf la carabine serrée bien fort dans les mains. La frontière entre le fantastique et le réel est floue. Le chasseur ne sachant plus chasser, se retrouve chassé par son chien. L’animal domine et l’homme est malmené, soumis, brisé, torturé, tué. Obligé de se battre dans l’arène du Fight Club, entourée par les cris de la foule de gibiers.

Baptise Rouveure choisi la radicalité la plus extrême. Un terrain d’expérimentation pure, sur lequel il assume tout ce qu’il entreprend. Qu’importe le malaise que peut provoquer un tel métrage, la proposition est telle qu’il fait figure d’OFNI improbable. Il y a certes un sentiment de voir un court-métrage étiré sur une heure, qui n’apporte pas réellement plus qu’un condensé de propos qui aurait pu être plus abouti et efficace, s’il était ramassé sur sa durée. On retrouve le côté réjouissant d’un Yorgos Lanthimos de ses débuts, dans son idée de déranger à sa manière, d’insuffler une vision de maltraitance de l’humain dans son rapport de force avec l’extérieur et ce qui l’entoure. Une idée à la Pierre Boulle et sa Planète des Singes, d’un monde désormais contrôlé et d’un écosystème créé par ceux qu’on voulait martyriser et réduire à simple objet de spectacle de foire. Les Animaux Anonymes trouve toute sa place actuellement, dans son orientation anti-spéciste et dans son discours qui agite les débats au sein de la société. La question de l’animal, de sa condition et son bien-être, de l’élevage intensif, du changement de notre mode de consommation et de notre manière de le faire, sont des interrogations qui existent et qui poussent à faire avancer les choses, et trouver un terrain d’entente entre les différents partis. Rouveure ne fait pas dans la subtilité, n’utilise jamais la nuance, ne laisse aucune chance aux victimes, comme aux spectateurs. Celui qui adhère y verra une forme d’expression d’un art libre et cohérent, celui qui déteste y crachera toute sa haine de feu à la sortie. À l’image des nombreux passages aux noirs qui terminent les scènes, pour éparpiller l’action à droite et à gauche sans réellement en recoller les morceaux. Dérangeant pour l’esprit.
C’est aussi ça le cinéma. Un espace de questionnements, de désordre, de liberté accordée aux artistes dans ce qu’ils ont envie de dire et montrer. Il faut de tout pour plaire au public, toucher les différentes populations et les opinions diverses et variées. Les Animaux Anonymes est une expérience intense, couillue, et suffisamment originale pour placer Baptiste Rouveure comme un cinéaste prometteur. Il nous tarde de voir ce qu’il a d’autre en réserve.
Les Animaux Anonymes de Baptiste Rouveure. Avec, Thierry Marcos, Aurélien Chilarski, Emilien Lavaut… 1h04.
Sortie prévue le 07 avril 2021.