En fin de carrière, Ozu Yasujir? se lance dans le cinéma en couleur. Entre 1958 avec Fleurs d’Equinoxe et 1962 avec Le Goût du saké, il sort six films, qui servent de testament d’une œuvre débutée en 1927. Pourtant, les histoires que nous racontent Ozu et Kogo Noda, son fidèle scénariste, relèvent souvent des mêmes thèmes, des mêmes ressorts et de la même esthétique. Seulement, Herbes Flottantes, sorti en 1959, la même année que son Bonjour, est à bien des égards assez original dans une immense et riche filmographie.
Dans le cinéma japonais de l’époque se disputent des grandes sociétés de production cinématographique. Chacune “possède” ses acteurs, réalisateurs, techniciens fétiches. Ozu est un cinéaste de la Sh?chiku. Pourtant, pour Herbes Flottantes, il obtient la permission de tourner pour la Daiei, société ayant produit depuis les années 50 des films ayant un grand succès au Japon, et même parfois à l’internationale comme le Rash?mon de Kurosawa (Lion d’Or de Venise 1951, Oscar en 1952), ou les grands films de la fin de carrière de Mizoguchi. Ozu réalise son film dans un tout autre contexte, synonyme pour Herbes Flottantes d’un renouveau.

Sur le plan esthétique, il peut travailler avec un des plus grands chefs opérateurs du cinéma japonais de la Daiei : Kazuo Miyagawa. La photographie d’Herbes Flottantes est en décalage avec le reste des films en couleurs de sa filmographie. Les bleus sont atténués pour mettre en avant les rouges, particulièrement appréciés par ce dernier. On peut repérer un travail encore plus profond sur les ombres. Ce qui est certain, c’est que le style d’Ozu se marie parfaitement à ce travail photographique. Précision chirurgicale où tout est pensé et millimétré, il s’en dégage pourtant une émotion spontanée et naturelle. Il serait inutile de préciser la beauté saisissante qui se dégagent de chaque plan, d’autant que, autre nouveauté, il tourne beaucoup en extérieur. On le connait virtuose dans la composition soigneusement géométrique des plans d’intérieur, se contentant de l’extérieur comme plan de coupe ; le voilà à montrer tout son talent en extérieur (dont un plan de dispute sous la pluie absolument incroyable !).
Quant à l’histoire, elle est portée par des comédiens (et surtout des comédiennes !) magnifiques. Il peut tourner avec Ky? Machiko et Wakao Ayako, deux immenses actrices du cinéma japonais de l’âge classique de la Daiei, mais aussi avec Nakamura Ganjir?, un grand nom du théâtre kabuki se lançant dans le cinéma dans l’après-guerre.
Et justement, dans Herbes Flottantes, nous suivons une troupe de théâtre kabuki débarquant dans une ville portuaire du sud du Japon pour se produire. Komajuro, le leader de la troupe, n’a pas choisi cette ville au hasard : il a connu dans ses jeunes années une femme avec qui il a eu un fils. Kiyoshi ignore pourtant que Komajuro est son père ; il le prend pour son oncle. Celui-ci désire pourtant participer, de loin, à son éducation, et lui montrer son affection. Seulement, ce secret est révélé et mêle la maîtresse de Komajuro. Jalouse, elle élabore un stratagème pour atteindre son amant en ciblant Kiyoshi.

Chez Ozu, c’est l’apparente simplicité des rapports sociaux qui provoque des conflits. Des mondes différents se rencontrent et ouvrent à la possibilité de tensions. Cela reflète une société japonaise dont les relations sociales sont globalement rigides et codifiées, que ce soit entre hommes et femmes, entre générations, entre groupes sociaux. Herbes Flottantes introduit d’ailleurs une violence physique relativement inhabituelle. Questionnement sur la filiation et l’amour qui en découle, sur la naissance des sentiments amoureux, et sur la capacité de “faire famille” au sein d’une troupe, Herbes Flottantes est une magnifique réussite.
Si le cinéma d’Ozu peut parfois nous paraître, avec le recul du temps, rébarbatif, lancinant et répétitif, il est indéniable qu’Herbes Flottantes permet cependant une certaine fraîcheur, une sorte de redécouverte d’un univers cinématographique simple et doux à une beauté évidente et saisissante.
Herbes Flottantes de Ozu Yasujiro (réalisation et scénario) et Noda Kogo (scénario). Avec Yakamura Ganjiro, Kyo Machiko, Wakao Ayako… 1h59
Sorti en 1959 au Japon.