En seulement deux films, Molly McGlynn s’inscrit comme une réalisatrice qui porte un regard unique sur la femme à travers des portraits abimés mais pleins de vie. Largement inspirée de son adolescence, Fitting In était présenté en première à Deauville. L’occasion pour nous de l’interviewer sur la genèse du film et de la représentation du corps féminin à l’écran.
Lors de la présentation du film, vous avez dit que ce dernier était tiré de votre expérience personnelle. À quel point vous êtes-vous rapprochée de la réalité ? Qu’est-ce qui vous a poussé à en parler ?
On m’a diagnostiqué le syndrome MRKH (une affection congénitale caractérisée par l’absence d’utérus et d’au moins les deux tiers supérieurs du vagin) lorsque j’avais environ 16 ans. C’était en 2001. Évidemment, les choses étaient très différentes à l’époque. Il n’y avait pas de réseaux sociaux et je gardais tout pour moi. J’avais honte et j’ai dû apprendre à vivre avec. Je savais qu’il y avait probablement un film à faire à ce sujet. Mais je ne pense pas que j’étais prête.
Après mon premier film, on m’a demandé de le soumettre à un laboratoire d’écriture de scénarios en Grèce. J’ai écrit une très mauvaise première version. J’ai finalement été admise dans ce laboratoire et c’était assez fou. Ils m’ont dit : “Paul Thomas Anderson est votre mentor, rencontrez-le pour une réunion de trois heures à propos du film”. J’étais mortifiée parce qu’il s’agissait d’une première version et que c’était très personnel. Je n’étais pas prête à en parler, encore moins avec lui. Nous nous sommes assis et il m’a dit que quelqu’un qui parle autant de lui-même est probablement un écrivain à moitié décent. Et j’ai dit : ”Avec tout le respect que je vous dois, vous êtes un cinéaste très célèbre, mais dans ce contexte, vous n’êtes qu’un homme que je ne connais pas et c’est un film très personnel.”
Il y a été très sensible et il m’a dit : “Ne te retiens pas. Vas-y, fonce.” C’est ainsi que j’ai commencé à prendre un peu plus confiance en moi. J’ai dû présenter le projet à un groupe de cinéastes et j’ai paniqué. J’ai voulu tout arrêter et Athiná Tsangári, une réalisatrice grecque extraordinaire qui coordonnait le laboratoire des scénaristes m’a dit “Écoute, je crois en toi. Je crois en ce film. Pose tes fesses sur la chaise et tu vas le faire”.
Était-ce facile de trouver des financements pour ce film au vu du sujet ?
J’ai eu une productrice extraordinaire, Jennifer Weiss, qui a notamment travaillé avec Sarah Polley et Brian De Palma. C’est une productrice très expérimentée au Canada et ça m’a beaucoup aidée. Les agences de financement ont été d’un grand soutien. Je pense que les gens, pour la plupart, ont été très respectueux de ma démarche. La seule inquiétude concernait la manière dont j’allais filmer le sexe, les dilatateurs vaginaux et tout le reste. Mais j’ai bien précisé que je ne voulais pas faire quelque chose dans la veine d’Euphoria. Il n’y aurait rien de sexy pour moi. Il s’agissait de l’émotion que procure le sexe pour une adolescente. Les détails de ce qui se passe entre les jambes ne m’intéressent pas autant que l’impact émotionnel que cela a sur elle.

La première chose qui m’a frappée dans votre film, c’est que même s’il parle d’une pathologie précise, il arrive à avoir un propos universel : Comment construire sa sexualité à l’adolescence ? Comment s’est déroulé le processus d’écriture ?
Margaret Atwood a dit quelque chose qui m’est resté en tête. Elle a dit que si vous n’êtes pas un peu gênée par ce que vous écrivez, c’est que vous n’écrivez pas assez sincèrement. Et chaque fois que je faisais une nouvelle version, c’était comme si j’enlevais une autre couche parce que je n’avais encore rien partagé publiquement jusque là. Et je savais qu’en montrant le film, les gens me diraient : “D’où te vient cette idée ?” Et je me suis dit : Vous savez quoi ? Je vais me l’approprier. C’était comme éplucher un oignon. À chaque ébauche, je devais me dire : “Dis la vérité, même si tu es gênée, même si tu pense que tu vas être jugée”. C’est le premier film sur cette maladie et il y a un million de façons de l’aborder. On pourrait faire un body horror movie ou un film très sombre sur le traumatisme. Je n’ai pas voulu faire cela parce que je voulais que le film reste joyeux et que les gens puissent le regarder et l’apprécier sans se sentir totalement submergés par le sujet. En outre, je me suis toujours rappelé que je ne pouvais pas être la seule à avoir eu honte de mon corps, à avoir eu du mal à m’accepter ou à parler de sexualité.
Des gens ont réagi à ce film. Des hommes ont réagi d’une manière très émouvante, non pas que je ne veuille pas qu’ils voient le film, mais ce n’est pas le public visé. Leur façon de voir les choses a évolué, je pense. Lors du tournage, je pense que presque toutes les femmes, membres de l’équipe technique ou actrices, se sont vu rappeler toutes les merdes qu’elles avaient vécues. Ce n’est pas directement lié au MRKH mais cela m’a fait réaliser que les femmes ont dû endurer tellement de problèmes dans le système médical, sans même parler des femmes de couleur ou marginalisées. Il s’agit là d’une toute autre complexité dont je ne peux pas me permettre de parler, mais j’espère que ce sera également le cas un jour.
La première et la dernière scène chez le gynécologue sont formidables. C’est la première fois que je vois quelqu’un parler frontalement des violences gynécologiques.
Les scènes sont un peu exagérées à des fins comiques, mais beaucoup de choses sont vraies. Par exemple, un médecin m’a dit que je pouvais m’entraîner avec un petit ami. Dans mon petit cerveau de 16 ans, la seule chose que j’ai entendue, c’est que les hommes sont un moyen de nous normaliser. La question n’est pas que tu veuilles un homme ou que tu choisisses de faire ce que tu veux. C’était comme si j’avais besoin des hommes pour m’assurer que j’étais normale et que j’allais bien. Ce n’est que bien plus tard que j’ai rencontré une femme médecin qui m’a fait me sentir normale. Et ce n’était pas si grave.
Je voulais aussi que ce soit une femme de couleur parce que cela signifie qu’il y a une nouvelle vague de médecins. En venant de milieux plus intersectionnels, iels peuvent considérer les patient·es comme des personnes qui d’une part sont des personnes, et d’autres sont consentant·es. Vous avez vos jambes en l’air et quelqu’un vous pénètre physiquement, c’est extrêmement invasif. Il faut être sollicité dans ce processus. En outre, j’ai appris quelque chose. Au Festival du film de Toronto, j’ai participé à une séance de questions-réponses avec une spécialiste de la reproduction. Elle a dit quelque chose d’extraordinaire. Elle a dit que le consentement dans le domaine médical ou dans la vie est quelque chose qui peut être révoqué à tout moment. Vous pouvez donc dire oui à quelque chose chez le médecin, puis dire à mi-parcours : “Non, pas aujourd’hui. Pour une raison ou une autre, je ne veux pas de cela” et cela ne devrait pas poser de problème.
Tout le casting est formidable et très bien trouvé. J’aimerais revenir sur Jax interprété par Ki Griffin, en savoir plus sur l’écriture de ce personnage et surtout comprendre comment vous avez trouvé la personne qui allait l’incarner ? Vouliez-vous dès le départ une personne intersexe ?
La phase casting a été intéressante. J’ai consulté des groupes MRKH et des groupes intersexes en raison de ce qui se passait pour le personnage de Maddie. Je ne voulais pas faire appel à une personne atteinte de MRKH car cela peut être traumatisant et je ne voulais pas filmer cela. Pour moi, le casting était ouvert. Pour Jax, qui est un personnage intersexe, il était extrêmement important pour moi qu’iel soit joué·e par une personne intersexe. Je n’allais pas tourner le film sans iel. Le personnage est quelqu’un de tout simplement sexy. Je me disais, je m’en fiche, homme, femme, peu importe. Il s’agit de quelqu’un qui a un certain style. Nous étions à un mois du tournage et nous n’avions toujours personne. J’avais quelqu’un au Royaume-Uni, au Canada et aux États-Unis qui cherchait de son côté. Et il y a si peu d’acteurs intersexes, du moins publiquement, que j’ai décidé de chercher moi-même.
J’ai mis sur Instagram la description du personnage et j’ai dit de me contacter si quelqu’un était intéressé. Et Kai a juste commenté avec un emoji qui fait un signe de la main. J’ai cliqué sur sa page et je me suis dit que cette personne était vraiment cool. Iel avait déjà joué dans un soap britannique. C’était le premier personnage non binaire de la télévision britannique, ce qui est génial. J’ai reçu sa cassette et j’ai eu la chair de poule. Je veux travailler avec Kai de nouveau mais il n’est pas nécessaire que ce soit un personnage intersexe.

Il y a une notion de réappropriation du corps qui passe autant par la destruction que par l’acceptation. Choisir Maddie Ziegler me semble judicieux du fait qu’elle ait été une enfant star en plus d’être danseuse. Il y a un rapport au corps différent.
Tu as tout compris. Je pense que son corps a été transformé en marchandise depuis qu’elle est enfant par le biais de la danse et c’est ce qui m’a intéressée. Je pense aussi qu’elle est un peu la it girl de sa génération. Je sais que beaucoup de jeunes femmes l’idolâtrent et j’ai pensé qu’il serait intéressant de lui faire jouer ce rôle. Ce n’est pas Maddie, cette magnifique danseuse influente. C’est une fille normale. J’ai pensé qu’elle pourrait être très puissante en jouant un rôle à contre-emploi. Quand j’ai rencontré Maddie, je me suis sentie très proche d’elle. Nous avons toutes les deux eu des vies très bizarres pour des raisons différentes. Elle n’a pas eu de MRKH mais elle sait ce que c’est que de pousser son corps à la limite.
Il y a aussi réappropriation du corps de la part de sa mère qui se remet d’un cancer du sein. J’ai trouvé son portrait très touchant et drôle.
Ma mère a eu un cancer du sein quand j’avais 13 ans. Avant que je ne reçoive ce diagnostic, je l’ai vue se faire opérer, se faire enlever le sein, subir la chimiothérapie et perdre ses cheveux. Lorsque j’entrais dans la puberté, je considérais que les corps des femmes pouvaient tuer. Quelques années plus tard, j’ai été diagnostiquée et elle est morte quand j’avais 21 ans. Mais la scène où la mère montre sa cicatrice s’est passée dans la vraie vie. J’étais en quelque sorte dans un épisode dépressif après mon diagnostic et je me sentais extrêmement triste pour moi-même mais aussi pour ma mère qui a élevé cinq filles et qui était une mère célibataire. Sauf qu’elle m’agaçait parce qu’elle me disait toujours : “Comment te sens-tu ? Veux-tu parler ?” Et je ne voulais pas parler. Je voulais frapper un mur tellement j’étais en colère. Un jour, elle est entrée dans ma chambre et m’a dit : “Tu n’es pas la seule à souffrir”. Elle m’a montré la cicatrice, ce qui m’a sortie de ma propre douleur et m’a fait comprendre que son corps l’avait trahie tout comme le mien m’avait trahi. Il y a tant de gens dont le corps leur fait défaut. J’ai pensé qu’il s’agissait d’un parallèle très intéressant entre ces deux femmes qui, à des stades très différents et pour des raisons différentes, se battent avec leur corps et la manière dont cela affecte leur confiance en elles et leur sexualité.
Il y a une forme de classicisme dans votre mise en scène que vous dynamitez avec un montage frénétique teinté de rose et d’imageries qui rappellent l’acte sexuel. Pourquoi avoir créé cette rupture ?
La chanson de Peaches, Fuck the Pain away, figurait dans le scénario. Je savais que j’allais avoir une sorte de montage agressif et cette chanson est tellement en colère qu’elle s’y prêtait. On était déjà à un stade avancé du montage, j’étais très fatiguée et j’ai dit à ma monteuse : “Ça va peut-être être dingue, mais est-ce que tu peux mettre un tas de clous et de camions et toutes ces images phalliques ?”. Nous l’avons regardé et nous avons ri parce que c’était exagéré sans savoir si j’aimais ou non. Puis nous sommes allées plus loin. J’ai dit : “Maintenant, mets tout en rose, parce que si on veut se déchaîner, il faut se déchaîner”. Et pour moi, c’est à la fois drôle, mais ça permet de faire passer le message. De plus, il y a une métaphore entre le corps des femmes et la terre. C’est également drôle. Je ne sais pas, c’est tellement bête [rires] !

Finalement nous avons un film qui est vraiment joyeux et drôle mais avec un sujet si sérieux que cela aide peut-être un peu plus à comprendre le personnage et à appréhender le sujet.
C’est aussi un constat du traumatisme que j’ai vécu. Je suis en bonne santé, j’ai deux bras et deux jambes, je peux marcher et je suis capable de me dire que certaines choses sont tout simplement absurdes. Par exemple, le fait que j’aie dû me faire faire un vagin, c’était horrible. Mais maintenant, je peux en parler, me dire que c’est tout simplement ridicule et en rire.
Il y a deux références filmiques qui m’ont marquée : Jennifer’s Body et Carrie. Qu’est-ce que ces films signifient pour vous ?
J’ai beaucoup pensé au body horror parce que c’est mon histoire au final. J’évoque aussi Edward aux mains d’argent. Il y a un film que Lindy regarde avec son petit-ami : Ginger Snaps, un classique canadien qui parle de filles qui se transforment en loups-garous quand elles ont leurs règles. En ce qui concerne Jennifer’s Body, j’adore ce film. Karyn Kusama a dit qu’elle avait eu beaucoup de mal à voir comment ce film avait été commercialisé, parce qu’on l’avait présenté comme un film sexuel, alors qu’il parlait de bien d’autres choses. J’ai revu ce film l’année dernière et cette phrase d’ouverture est parfaite.
D’ailleurs pendant le film je me suis dit : “J’aimerais bien la voir réaliser un body horror movie”.
J’aimerais bien ! J’en ai fini avec les vagins. Je veux faire un film d’action, un film d’horreur ou quelque chose de fou !
L’étude d’un personnage féminin qui se découvre et s’accepte est quelque chose que vous faisiez déjà dans Mary Goes Round où le personnage principal doit faire face à son alcoolisme. Qu’est-ce qui vous attire dans ces portraits ?
Vous savez, c’est drôle, je pensais hier soir à ces deux films. Ils commencent tous les deux par des gros plans sur le personnage principal. J’aime beaucoup les femmes en crise d’identité qui se sentent incomprises et à l’écart. Peut-être un peu égoïstement, parce que je suis l’une d’entre elles. Je me sens toujours différente, comme si quelque chose n’allait pas chez moi ou que je n’étais pas à ma place. Cependant je ne sais pas si ce sera toujours le sujet de mes films mais je fais partie d’une famille de cinq filles. J’ai été élevée par des femmes et elles me fascinent.
Fitting In de Molly McGlynn. Avec Maddie Ziegler, Emily Hampshire, Djouliet Amara… 1h45