Présenté à Cannes et à Deauville, Port Authority s’inscrit comme précurseur d’une minorité qui n’était pas visible jusque là : les femmes transgenres. Et pour cela, la réalisatrice Danielle Lessovitz a fait appel à Leyna Bloom, figure de proue dans le mannequinat qui devient la première actrice noire trans à avoir le premier rôle dans un film. Une avancée majeure pour un film important. Nous avons rencontré à cette occasion la réalisatrice Danielle Lessovitz ainsi que l’actrice principale Leyna Bloom.
Port Authority est votre premier film mais vous n’êtes pas étrangère au monde de l’art puisque vous êtes mannequin et danseuse. Devenir actrice est une suite logique pour vous ou est-ce totalement par hasard que vous vous êtes retrouvée sur ce projet ?
Leyna : Je pense que devenir artiste a toujours été quelque chose d’important pour moi que ce soit à travers la danse, le chant, le cinéma ou encore juste le fait d’être sur scène. Je voulais m’exprimer et c’est ce que j’ai pu faire mais jusque là je n’avais jamais trouvé un rôle qui me correspondait totalement. Je reçois régulièrement des scénarios de gens qui veulent travailler avec moi, j’ai d’ailleurs auditionné pour la série Pose mais je voulais trouver un rôle fort qui me permettait de passer un message. Quand j’ai reçu le scénario de Port Authority, j’avais été repéré par Kate (Antognini) et Danielle (Lessovitz) lors d’un bal. J’ai passé l’audition comme tous les autres puis j’ai repassé deux autres auditions. Je pense qu’ils recherchaient quelqu’un qui savait jouer mais aussi quelqu’un qui venait de cette communauté. Vous savez la plupart des acteurs et actrices dans ce film viennent de la Kiki Scene et c’est leur premier film pour la plupart. Quant à moi je pense que le cinéma était vraiment un but dans ma vie mais seulement si je trouvais LE rôle. Dans ma jeunesse, j’ai grandi sans voir quelqu’un comme moi à la télé, c’était interdit, que ce soit à la télé ou au cinéma. Je pense que nous sommes arrivés à une période où les gens comme moi, les minorités partout dans le monde ont enfin la chance de montrer qui ils sont vraiment.
Vous êtes la première actrice noire transgenre dans l’industrie du cinéma à un moment où les choses commencent à bouger, que ce soit pour la représentation des femmes ou celle des minorités comme vous disiez. Qu’est-ce que vous voudriez faire après ce film pour continuer ce combat ?
Leyna : Je suis aussi Philippine, noire mais j’ai également des origines anglaises donc je suis un mix de plusieurs origines. Je suis quelqu’un de très instinctif, je suis le courant et je verrai bien ce qui se passera par la suite. Si un projet arrive sur ma table et qu’il me plaît alors je le ferai. Par contre il faut être très sélectif dans ses choix et que ces choix vous permettent de jouer mais également de passer un message à ceux qui le regarderont. Je veux être une source d’inspiration avant tout.
Vous êtes nouvelle dans cette industrie. Est-ce que vous avez déjà ressenti certaines tensions vous concernant ?
Leyna : Non, je savais qu’il y aurait à un moment donné le projet qui serait parfait pour moi. Je fais abstraction de tout ce qu’il y a autour de moi car, en tant qu’actrice, je veux trouver le projet qui saura cerner ma personne et mon talent. J’étais rassurée concernant Port Authority parce que le casting et l’équipe baignait déjà dans cette ambiance Queer.
On dit souvent que le réalisateur ou la réalisatrice doit faire partie de la communauté qu’il/elle filme pour la comprendre et avoir une image exacte d’eux mais Danielle Lessovtiz ne fait pas partie de votre communauté. À quel point était-ce important d’avoir ce point de vue extérieur pour la réalisation de ce film ?
Leyna : Je ne pense pas que ça ait un rapport avec le fait d’appartenir ou non à cette communauté. Ça a plus un rapport avec le mode de vie, ce qu’elle a traversé… Comment voulez-vous que quelqu’un s’implique dans un projet s’il n’a pas le même mode de vie, s’il ne l’a pas expérimenté ? Danielle est une femme Queer, elle a eu des problèmes dans sa vie, n’a pas su trouver qui elle était vraiment et je partage tout ça avec elle. J’ai vécu la même chose. C’est quelque chose qui m’a énormément touché et c’était important pour elle de trouver des gens qui ont vécu ça . Même dans sa propre équipe, une de ses scénaristes est noire et transgenre donc je pense que c’est important de choisir des gens talentueux faisant partie des minorités devant la caméra mais aussi derrière.
Est-ce que le fait que ce soit aussi une femme qui ait écrit et réalisé ce film fut décisif pour vous ou pas du tout ?
Leyna : C’est surtout mon manager qui m’a aidé à choisir ce projet. Danielle et moi on s’est très rapidement bien entendu et on a tout de suite su comment raconter cette histoire. Je pense que c’est pour ça que le film est si fort, parce qu’on était connectées et on a su puiser dans nos expériences personnelles pour en sortir ce résultat.
Le Voguing a une place importante dans le film et ça vous a d’ailleurs aidé à savoir qui vous étiez. Dans le film, le Voguing et les Ballrooms aident Paul à découvrir qui il est vraiment et à s’accepter.
Leyna : Danser est un acte de liberté. Faire du Voguing c’est créer des histoires avec son corps, c’est expérimenter, c’est un mélange de plusieurs danses : ballet, jazz, hip-hop, danses africaines et les mettre dans ces mouvements. Il y a beaucoup de gens qui n’ont pas les moyens de se payer des cours de danse donc ils inventent leur propre danse. Pour le personnage de Paul, faire face à cet univers c’est se demander ce qu’il peut offrir. Il a ainsi appris que dans ce monde ça ne servait à rien d’être la personne la plus riche, la plus célèbre ou la plus belle, il suffit de prendre ce qu’il y a à l’intérieur de toi pour offrir du bonheur aux autres.
Qu’est-ce que vous avez apporté à votre personnage ?
Leyna : Durant le tournage, Danielle et son équipe voulaient que je construise ce personnage à travers tout ce que j’ai vécu avec mon père, mes relations amoureuses… Mais ce personnage ce n’est pas juste moi, c’est le résultat d’un mélange entre plusieurs femmes que je connais et que j’ai voulu mettre dans ce film ainsi les gens qui regardent le film ne vont pas forcément s’identifier qu’à moi.
La plupart des scènes de danse où vous pouvez être qui vous êtes se déroulent la nuit et dans des espaces confinés. Aujourd’hui encore vous avez l’impression que vous ne pouvez pas vous exprimer librement ?
Leyna : Il y a un moment et un endroit pour chaque chose. Lorsque je marche dans la rue et que j’écoute ma musique, je devrais avoir le droit de m’exprimer librement tant que je ne gêne personne. Je vis dans une ville où à chaque coin de rue il y a quelque chose à voir, à apprendre, à expérimenter et c’est pour ça que j’aime New-York. C’est une ville où tu peux t’exprimer et tout voir là où dans des plus petites villes tu te sentirais oppressé.
Il y a déjà eu des polémiques comme quoi un acteur ou une actrice cis ne devrait pas jouer un personnage trans. Vous en tant qu’actrice transgenre, que pensez-vous de cette polémique et seriez-vous prête à jouer un personnage cis ?
Leyna : Je pense que j’ai un mode de vie cisgenré même si je sais que je suis transgenre. Je veux expérimenter tout ce qui pourrait me permettre de m’exprimer telle que je suis et je pense que les actrices cis veulent la même chose. Pendant des décennies Hollywood et l’industrie cinématographique ne nous autorisaient pas à jouer et n’écrivaient pas d’histoires pour nous et maintenant que nous en avons, il faut que des femmes transgenres racontent ces histoires. Il y a assez de rôles cis pour que les acteurs et actrices cis y trouvent leur compte mais j’espère que dans quelques années, la différence entre actrice trans et actrice cis aura disparue et qu’il n’y aura plus que des actrices et leur talent. L’art ne concerne que le talent.
Danielle, comment l’idée de Port Authority est née ?
Danielle : J’étais en pleine période de deuil – mon père s’est suicidé – et je suis allé un soir à un bal à New-York il y a environ cinq ans. Là-bas j’ai vu quelqu’un performer et j’ai été surprise de voir à quel point cette personne extrapolait sa souffrance, ses espoirs… quelqu’un chose qu’on ne peut pas exprimer et ça m’a vraiment marqué. Il transcendait son corps. J’ai pensé à la famille, les rôles genrés… Mon père a beaucoup souffert car même s’il était un homme, il avait sa part de féminité. Moi-même durant ma jeunesse je ne pouvais pas dire à mes parents qui j’étais vraiment, je me posais des questions pour savoir si j’allais vraiment faire partie de la famille ou non. Et quand j’ai vu cette communauté si accueillante et ouverte d’esprit, leur capacité à développer de vrais liens familiaux… j’ai compris que c’était un moyen pour eux de guérir, de se soigner, de pouvoir enfin s’exprimer.
Aviez-vous peur d’être jugée ou mal reçue par cette communauté comme vous n’en faites pas partie ? Comment ont-ils réagi à votre idée ?
Danielle : J’étais effrayée mais tous ceux à qui j’ai parlé étaient très compréhensifs et chaleureux donc il n’y a eu à aucun moment cette position défensive de leur part. Pour l’écriture du scénario, il y a eu en amont énormément de réunions, de discussions pour savoir ce qu’il fallait montrer et comment le montrer et d’ailleurs beaucoup de personnes de l’équipe provenaient de cette communauté aussi. Il y avait une chose importante pour moi dans ce film. À la fin on a Paul qui est un homme blanc qui demande la permission d’appartenir à leur communauté et je pense que dans la vie (et même dans les films), demander la permission est quelque chose de très important. Je pense que c’est lorsqu’on ne demande pas la permission que la situation devient problématique.
Vous connaissiez déjà Leyna Bloom et son engagement avant de la caster ?
Danielle : Non je ne la connaissais pas mais c’était un aspect assez intéressant. D’abord je pense que ça demande beaucoup de courage de devenir la première femme transgenre de couleur. Elle a mis énormément de sa vie dans ce personnage et beaucoup de ses répliques proviennent en fait de ses expériences personnelles. Avec ce film on veut montrer aux gens une histoire d’amour trans normale. Chaque relation a ses problèmes, on ne se dit probablement pas tout au début et c’est ce que je voulais filmer avant tout. C’est un rêve de travailler avec Leyna, savoir que c’est une activiste, qu’elle peut grâce à ce film être interviewée et parler de ses combats, ses rêves et ses espoirs et enfin montrer au monde qui elle est c’est fabuleux.
Le personnage de Paul est intéressant. Les rôles sont inversés, généralement c’est la femme qui n’est pas sûre d’elle et qui, grâce à une relation, trouve le moyen de s’accepter telle qu’elle est. Dans ce film c’est Paul qui fait ce chemin grâce à Wye.
Danielle : Lorsqu’on regarde pourquoi ces femmes transgenre n’ont jamais été aimées à leur juste valeur par la société, on se rend compte que cela a beaucoup à voir avec le regard que posent les hommes sur elles. Avec ce film je voulais montrer qu’un homme pouvait être vulnérable et comment un homme faisant partie de la culture majoritaire et populaire avait du mal à s’intégrer à une minorité culturelle. Il doit gagner leur confiance, à la fin on ne sait pas s’il sera accepté mais il fait l’effort d’essayer.
Est-ce que vous aviez peur que le film soit difficile à financer ?
Danielle : Je pense que si on part avec cette idée, jamais on ne se fera financer (rires) ! Vous savez, c’est une réalisation américaine avec une productrice française (Virginie Lacombe) et tout le monde pensait qu’on était fous mais j’avais entièrement confiance en mon histoire et en Virginie. Elle ne parlait même pas anglais et moi je ne connaissais pas un mot de français donc on a appris à s’apprivoiser et à se comprendre. Petit à petit on a reçu des soutiens et je pense vraiment que c’est notre confiance en notre projet qui nous a aidé malgré le fait que tout le monde pensait qu’on était fous.
Le film est doublement symbolique. D’un côté on a la première femme trans noire et de l’autre un film écrit et réalisé par une femme. On est dans une époque où des changements commencent à s’opérer dans l’industrie du cinéma pour la femme, est-ce que vous les sentez ?
Danielle : Depuis 2-3 ans il y a cette nouvelle énergie où on reçoit de plus en plus de soutien mais je sens qu’il y a encore certains aspects du cinéma qui ont un modèle masculin, je pense notamment à la production, la réalisation… On a encore une hiérarchie où pour être en haut de la pyramide, il faut être cette figure forte et imposante, ce que je ne suis pas du tout. Je suis diplomate et j’aime entendre les idées de tout le monde. En tant que femme réalisatrice, le challenge est de trouver la bonne équipe, celle qui vous comprend, qui écoute vos idées et comprend ce que vous voulez dire. En tant que femmes, nous ne sommes pas socialisées dans ces espaces masculins et on ne sait pas comment communiquer. On sent qu’il y a un langage différent en tout cas en ce qui concerne la réalisation. Je pense que l’industrie essaie malgré tout de nous laisser plus d’espace afin de montrer qu’il existe des perspectives féminines.