À l’aube de la décennie de toutes les révolutions – les années soixante –, une poignée de cinéastes, européens principalement, a propulsé le septième art dans une autre dimension pour amorcer ce qui fut appelé le « nouveau cinéma ». Parmi eux, Michelangelo Antonioni s’est particulièrement démarqué grâce, entre autres, à son passage à Cannes en 1960 avec L’avventura. Hué pendant la projection, mais récompensé du prix du jury à l’issue du Festival, ce film agit tel un pivot tant dans la filmographie de son auteur que dans l’histoire du cinéma. Comme si, en embrassant une certaine radicalité stylistique, Antonioni embarquait avec lui cet art vers d’autres horizons.
Difficile de ne pas voir dans ce titre une pluralité de significations. L’avventura, c’est l’aventure émotionnelle de Claudia (incarnée par la révélation d’alors, Monica Vitti) au sein d’une bourgeoisie dans laquelle elle se fraie un chemin. C’est aussi l’aventure géographique avec une intrigue en mouvement permanent au gré d’une enquête étrange, ainsi qu’une aventure cinématographique, avec un auteur qui repousse les limites et codes établis pour atteindre une nouvelle forme d’expression, tant personnelle qu’universelle. L’avventura, c’est peut-être le plus anti-bourgeois des films bourgeois, le plus sentimental des films intellectuels, le plus simple – quoiqu’exigeant – des films élitistes. En jouant d’une épure presque bressonienne, Antonioni met à nu un théâtre des turpitudes humaines, une étude de la solitude et du désir. Sa scène, du moins la plus marquante, une île volcanique déserte où se joue le nœud du drame. Ce drame, c’est celui du fantasme de Claudia, une jeune femme qui part en croisière avec Anna, sa meilleure amie, et Sandro, l’amant de cette dernière. Après une introduction révélant le malaise latent régnant entre les deux femmes – Claudia envie la condition, ainsi que la vie sentimentale d’Anna dans l’ombre de laquelle elle vit –, toute la bande se retrouve sur la masse rocheuse dénudée. Subitement, et mystérieusement, la jalousée disparaît, et la doublure obtient le rôle principal. Débute alors un jeu d’apparences dans lequel Antonioni fustige une élite affligeante, qui remplace ses membres tels des pions.
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Claudia est propulsée dans les hautes sphères, enchaîne les réceptions, vit une idylle clinquante. Tout est trop beau pour être vrai, littéralement. Par une approche dialectique, Antonioni crée un contraste saisissant. De la visible opulence, il fait ressortir la pauvreté des âmes, de ces péripéties et décors bien remplis, le vide profond. Tel De Chirico, il explore de vastes étendues – l’île éolienne, les intérieurs des palaces, les places de villages italiens – pour créer une mélancolie existentielle, un malaise surréaliste par des lignes de fuite toujours précises, invitant le regard à se perdre dans des compositions simples mais parfaites. Claudia, elle, s’enivre au même rythme qu’elle se fragilise, qu’elle s’égare sans s’en rendre compte. Elle s’insère pleinement dans cette mascarade, par la fausse enquête qu’elle mène avec son nouvel amant pour retrouver Anna. Antonioni atomise là sa narration, dilue son récit dans des pérégrinations ultimement vaines, déconcertantes, qui n’ont pour but que de révéler les vicissitudes du binôme qui cherche sans chercher, lâchant vite l’affaire pour se concentrer sur la leur ; un choix logique tant l’investigation agit comme une épée de Damoclès pouvant mettre fin à leur romance si, par mégarde, ils retrouvaient la disparue. En montrant cette femme s’abandonner à une luxure désobligeante, par envie, il dresse un portrait de tourments au sein d’une société où les places sont chères et difficiles à saisir. Monica Vitti est frappante de sincérité. Son malaise est palpable quand elle voit, depuis la rue au loin – dans l’encart de la fenêtre –, Anna et Sandro s’étreindre passionnément, tout comme sa joie nous envahit lorsqu’elle se met à jouir pleinement de cette nouvelle vie qu’elle désirait ardemment. Elle est la femme normale, celle que l’on ne considère pas de prime abord, mais qui aspire à être plus, quitte à ne plus être elle-même.
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Car il est là, le drame de cette aventure. Antonioni questionne philosophiquement le sens de notre existence, et ce que nous sommes prêts à faire pour obtenir ce que l’on veut. Pour exister, du moins dans cet autre monde – une fois l’île, véritable passage à l’allure mythologique, quittée –, Claudia doit être Anna. Elle prend son chemisier, jouant sur la dimension superficielle de l’apparence, avant de changer de coupe de cheveux pour embrasser, cette fois-ci physiquement –, la persona de celle à laquelle elle se substitue. Un travestissement tragique, qui entraîne autant l’apogée de Claudia que sa propre déchéance dans cet univers auquel elle croit désormais appartenir. Rarement a-t-on vu l’espace et le temps se substituer autant aux personnages et leur jeu pour nous emporter et nous faire ressentir leur périple. Si l’on parlait de compositions parfaites, il faut entendre cette perfection dans ce qu’elle véhicule, une impulsivité étonnante. Comme si la spontanéité de Claudia, et la vivacité avec laquelle son destin vacille – intimement connectés à l’œil du cinéaste –, généraient l’image pour que le decorum traduise tout. Les paysages existent autant que les acteurs, les deux étant liés, et l’on a là les prémices d’un cinéma du placement et du déplacement qui sera développé dans La Notte, L’Eclipse et Deserto Rosso. L’habillage sonore n’est pas innocent à cet effet. Antonioni délaisse la musique – présente avec une grande justesse à de rares occasions – pour jouer des sons, des bruits. La nature, l’ambiance réelle, agit comme les poumons du récit et donne du souffle aux cadres. Du vent étourdissant de l’île au brouhaha des soirées mondaines, en passant par l’écho des grands appartements – sans oublier le silence de la séquence où Vitti déambule entre les hommes la dévisageant –, tout ancre le récit dans un réalisme brut qui, pour l’époque – et même encore de nos jours –, va contre les conventions d’accélération du rythme. Ici, tout est flottant, prend le temps d’exister. Chaque déplacement compte, chaque souffle et chaque mot méritent notre attention, tout est matière qui donne corps au film ; à l’instar d’Alain Resnais et son Hiroshima mon amour, Antonioni décortique l’être humain pour mieux l’appréhender. C’est dans cette conscience du temps que gît le malaise de l’existence, le besoin d’agir, de vivre. On revient encore à l’impulsivité de la mise en scène, d’une énergie terrible dans sa lenteur audacieuse ; sorte de miracle inexplicable du geste artistique.
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L’expression des êtres embrasse celle cinématographique pour transcender l’émotion primaire de l’image, et atteindre une vérité enfouie, celle des sentiments. Car reprocher à Antonioni une approche purement intellectuelle revient à ne pas oser vivre une œuvre qui ne demande qu’à être vécue. La clé réside dans cet ultime moment où, après avoir été trompée, bafouée, déshumanisée en quelque sorte, Claudia retrouve l’homme qu’elle aime, seul sur un banc. Alors qu’elle a tout perdu, tout donné pour ce monde qui ne lui rend rien, elle fait de preuve de pitié en pardonnant l’homme égaré. En un simple plan, isolant ces deux âmes devant un vaste horizon, Antonioni remet l’humain à sa place, minuscule face à ce qui l’entoure, et révèle, par l’humanité de son personnage, le pathétique d’une bourgeoisie qui, à vouloir trop vivre trop vite, meurt à petit feu pour ne pas laisser de traces.
L’avventura de Michelangelo Antonioni. Avec Monica Vitti, Lea Massari, Gabriele Ferzetti, … 2h23
Sorti le 14 septembre 1960.