[CRITIQUE] West Side Story : America 2.0

Que n’a pas touché Steven Spielberg, en terme de genres ? Ou plutôt, que n’a-t-il pas souvent transformé en or ? Celui qui n’a plus rien à prouver continue de surprendre dans sa quête de renouvellement constant, et se retrouve où on ne l’attend plus. Après avoir tenté le film d’animation il y a quelques années et offert à son public le formidable Tintin, l’annonce d’une comédie musicale, l’un des rares derniers carcans qui lui résiste, fait l’effet d’une nouvelle excitation. Une surprise mêlée d’appréhension pour beaucoup, quand le projet en question n’est autre que l’adaptation de la comédie musicale West Side Story, dont la première incarnation sur grand écran est encore brûlante dans le cœur de nombreux·ses admirateur·ices. Les fans hurlent, émettent leurs doutes quant à ce qui semble un énième remake désincarné, oubliant qui est à la barre et surtout, que leur chère œuvre, aussi culte soit-elle, a désormais 60 printemps, et qu’une nouvelle mouture n’est pas singée de l’opportunisme habituel de ses licences que l’on relance à tout va.

Malgré une volonté de coller au plus près de la pièce d’origine, une revisite est clairement le terme à adopter tant Spielberg transcende son propos par ses choix de mise en scène, définitivement modernes sans jamais occulter l’aspect passéiste du récit. Le propos de West Side Story étant intemporel, une retranscription de luttes qui font toujours fureur aujourd’hui tant elles ne sont qu’un portrait de toutes les précarités, nul besoin de changer les termes de ce dernier qui fait écho à de nombreuses époques. Pour renouer avec l’Amérique des années 50, et à ce contexte de bas-fonds subissant une première vague de gentrification, les grands moyens sont employés. Par un plan séquence détonant, où la caméra se permet tous les excès, entourant les immeubles subissant les destructions de promoteurs, ceux en construction pour terminer sur la trappe dévoilant les Jets, vivant sous les décombres de ce quartier en pleine mutation, le mot d’ordre est le grandiose. Spielberg pose les bases d’un film qui est là pour nous éblouir, ne jamais cacher son arrogance visuelle. Son formalisme est ici absolu, remarquable par les coups d’éclats de nombreux plans qui marquent l’esprit et qui dénotent de sa mise en scène qui, si elle est toujours efficace, joue d’effets évidents mais discrets. Chaque plan est très composé, fait comprendre son intention dès son exposition, les mouvements de caméra sont pertinents, les champs se répondent et s’axent les uns aux autres. S’il est aussi marquant de constater quelque chose qui devrait être pourtant évident, c’est que l’on remarque surtout à quel point ce soin apporté à la mise en scène est de plus en plus absent dans les propositions venant des contrées hollywoodiennes, notamment lorsque l’impression de voir les studios ne commander plus que des produits d’usine sans grand fond domine. En apposant une telle minutie à ce qu’il veut nous raconter, le réalisateur nous rappelle ce que le cinéma est supposé évoquer à chaque instant, et la leçon est complète.

20th Century Fox

West Side Story se remarque par ses personnages forts, des archétypes construits qui mettent en avant le pouvoir de la danse, du chant, comme une expression populaire qui devient une arme face aux puissant·es. Surtout, un langage que Jets et Sharks, malgré leur dualité, parlent tous deux, montrant l’absurdité de leur querelle là où c’est l’alliance qui leur serait salvatrice. On le voit notamment lorsque les regards extérieurs observent ces jeunes plein de vie comme des animaux, des indésirables dont la ville se débarrasse enfin par la déconstruction de leur habitat. Pourtant, dans les luttes qui sont celles d’obtenir le droit d’être reconnu·e comme une personne à part entière, quel que soit son origine ou son milieu social, Jets et Sharks sont en réalité des meilleur·es ami·es qui ne se comprennent juste pas. Pour revenir à la danse et au chant, le parallèle avec la création de certains courants musicaux, notamment le jazz et le blues, nous rappelle la construction de l’Amérique sur la force de ces immigré·es de tous bords, qui contre l’ordre établi ont marié leurs cultures. Pour les représenter, le casting, composé avant tout de danseur·ses et chanteur·ses ayant fait leurs preuves sur les planches de Broadway, gagne en pertinence. Ansel Elgort, que l’on connaît déjà – pour le meilleur et le pire, d’ailleurs –, fait notamment pâle figure lorsqu’il se retrouve face à ses camarades. S’il incarne intelligemment la dualité de l’ancien truand qui recherche désespérément la rédemption malgré une colère qui ne faiblit pas, le reste du casting l’évince dès qu’il est plongé dans cette masse, et le charisme évoqué du personnage, s’il est représenté à la caméra, l’est moins dans le ressenti. La révélation reste celle de Rachel Zegler, qui fait ses débuts devant la caméra, et qui est impériale à chaque instant. Ce coup de projecteur sur de jeunes premier·es est le pari gagnant du film, et il est dommage que ce choix ne soit qu’assumé à moitié pour le couple phare de l’intrigue. Pour les Jets, on retient particulièrement Riff, interprété par Mike Faist, toujours juste dans ce combat qui le dépasse, et qu’il suit par code de conduite, même s’il sent que ses convictions premières commencent à s’estomper. Son antagoniste, Bernardo (David Alvarez), leader des Sharks, nous fait ressentir la désillusion du rêve américain, cette utopie d’une terre accueillante qui en réalité ne compte pas offrir une place de choix à celleux qu’elle reçoit. Et si l’on ne tient pas cette même rigueur envers le film de 1961 qui, s’il pouvait choisir une position plus forte à cet égard reste un produit de son époque, le fait de voir des acteur·ices issues de la culture latine, d’avoir une grande partie du film contée en espagnol non sous-titré pour souligner les difficultés d’adaptation de ces immigré·es abandonné·es à leur sort, est d’une pertinence plus qu’exemplaire. Les enjeux de chacun·e se défendent, sont nourris d’un désespoir qui les éprouvent mais les maintient en vie, et la tragédie touche chaque âme impliquée dans ce conflit. On pense aux personnages embarqués malgré eux dans le conflit, Anita (exceptionnelle Ariana deBose, qui vole le cadre à chaque apparition) et Chino (Josh Andrés Rivera) en tête, deux dommages collatéraux qui ont le recul nécessaire pour anticiper la situation mais se retrouvent emporté·es, elleux aussi, par la force de leurs sentiments. Pour ajouter aux larmes, l’exceptionnelle Rita Moreno en Valentina, dont l’interprétation de Somewhere émeut, actualise le discours, et rappelle ces promesses de rêve, de l’American dream bien oublié par celleux qui l’ont proposé alors.

20th Century Fox

Toutes les expressions de ces deux gangs désespérés sont magnifiées à la caméra. Les passages de danse, où les couleurs chatoient, toutes très vives et symboliques, montrent un objectif vif, qui virevolte près des corps, parvenant à suivre leurs frasques et à sublimer des chorégraphies pourtant très complexes à retranscrire. Puisque la comédie musicale propose déjà des partitions fantastiques, qui emportent à la moindre note tant les compositions de Leonard Bernstein sont magnifiques et ancrées dans un inconscient collectif incandescent, le parti pris de Spielberg est d’enrober ses atouts dans un exercice de mise en scène plus difficile encore, qui prouve qu’il ne s’appuie pas sur les acquis naturels de la pièce pour proposer sa grande œuvre de cinéma. Ayant grandi avec la pièce, il en comprend la force évocatrice, la tragédie shakespearienne dont elle s’inspire, et parvient à mêler tous ces états sentimentaux sans jamais nous laisser de côté. Ainsi, retrouver America, I Feel Pretty ou encore Gee, Officer Krupke nous fait renouer avec nos frissons, tandis que nos yeux en admirent l’imagination d’un auteur qui aime autant ces morceaux que nous.

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Si l’on avait peu de doutes quant à la capacité de Steven Spielberg d’apporter une relecture pertinente et tremblante d’actualité en s’appropriant ce récit à succès, on ne pensait pas de prime abord qu’il en tirerait une telle réussite. West Side Story est tout ce qu’il aspire à être, et plus encore. Le film fait honneur à la pièce qu’il magnifie, la fait découvrir aux nouvelles générations, et nous rappelle que les récits intemporels sont ceux qui sont toujours narrés à travers les âges.

West Side Story, de Steven Spielberg. Avec Rachel Zegler, Ansel Elgort, Corey Stoll… 2h36

Sorti le 8 décembre 2021

3 Commantaire
  • […] jamais à l’abri de surprises du dernier moment – comme on a pu le voir avec West side story, et comme on l’espère avec Matrix -, et La panthère des neiges fait partie de ces […]

  • […] il aura peut-être eu l’Oscar qu’il réclame, et son rêve de devenir, après Rita Moreno, l’abuelito de la Famille sera réel : papy Dom fera des courses en déambulateur dans une […]

  • […] Néanmoins, la plus grande force du film réside dans ses interprètes, tous·tes rivalisant de charisme et de nuance. Tom Blyth est particulièrement prenant en Coriolanus Snow et parvient à rendre ce personnage, détestable sous toutes ses coutures et résolument mauvais, presque pathétique dans sa quête du pouvoir. Blyth trouve une balance remarquable entre le jeune âge et la naïveté de Snow et son propre pouvoir d’autodétermination qui se précise de manière fatale dans toutes ses actions. Rachel Zegler confirme son statut de star et enchante l’écran en Lucy Gray, trouvant également la nuance dans la tragédie de cette jeune femme performeuse que l’on force à devenir tueuse. On notera aussi des seconds rôles terriblement solides, de l’humour sinistre de Jason Schwartzman au mal rampant du personnage de Viola Davis, avec au passage une très bonne surprise de Josh Andrés Rivera, jeune premier de West Side Story. […]

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