[CRITIQUE] Le Garçon et le Héron : Miyazaki fatigué ?

10 ans après Le Vent se Lève, Miyazaki Hayao serait-il fatigué ? Le Garçon et le Héron a des airs de film testamentaire mais aussi rétrospectif, en continuité avec le reste de la carrière de Miyazaki.

Mahito se réveille en sursaut ; dehors, un incendie. Le film démarre sur la course effrénée du jeune garçon pour tenter de rejoindre l’hôpital en feu, où sa mère souffrante réside. L’introduction du film est marquée par l’impressionnante qualité visuelle de l’animation et du dessin. Loin d’un conservatisme formel, Miyazaki a fait évoluer son art. La course de Mahito est animée pour donner une impression de continuité, de fluidité. Alliée aux magnifiques teintes rouges du feu, elle vient déformer les visages et les corps et rend l’ensemble terrible. Tout ceci est accompagné par la musique de Joe Hisaishi, déroutante tant elle est parfois minimaliste – simplement quelques petites notes de piano – et dans des tonalités auxquelles on est peu habitué chez Hisaishi. Tout un programme !

Malheureusement, la mère meurt dans l’incendie. Peu après, Mahito déménage avec son père en territoire rural dans un manoir reculé. Directeur d’une entreprise qui fabrique des cockpits d’avion, ce qui rappelle le métier du père de Miyazaki, ce dernier s’est mis en couple avec une autre femme, Natsuko, la tante de Mahito, qui cherche par ailleurs à adopter le jeune homme, comme si elle était sa propre mère. Ce n’est pas facile pour Mahito, enfant réservé et subissant le traumatisme de la perte de sa mère. Un héron cendré débarque et vient tourmenter le jeune garçon. Ce héron n’est pas ordinaire : il parle. Quand Natsuko disparait soudainement, Mahito se lance à sa recherche et se retrouve appelé dans un monde étrange mais merveilleux.

Comme souvent chez Miyazaki, pénétrer dans l’univers du film nécessite de franchir un seuil. Le meilleur exemple est celui du Voyage de Chihiro : la jeune fille traverse avec ses parents un tunnel qui les mène vers le “monde” que l’on suit pendant tout le reste du film… jusqu’à la fin où elle emprunte à nouveau le tunnel dans l’autre sens. Retour à la situation initiale, comme si rien ne s’était passé. Ici, on franchit également un seuil. Avant ce franchissement, le film oscille entre le réel et l’imaginaire, se positionnant dans un registre fantastique. Un plan magnifique l’illustre. Mahito est plongé dans l’eau de la rivière. Des poissons lui parlent, le héron n’est pas loin. Il ferme les yeux, plongé dans un rêve, et soudain un lit se substitue à l’eau alors que le corps du garçon tombe et s’écrase sur le matelas. Après le rêve, retour au réel.


Ce jeu entre réel et imaginaire est accentué par la thématique même du film. Mahito étant en deuil de sa propre mère, il vit la solitude et se réfugie dans son for intérieur. Il finit par tomber sur des piles de livres, étonnamment laissés par sa mère avec une dédicace à son intention. De fait, ce que vit Mahito est-il une projection de ses voyages de lecteur dans sa propre vie, ou bien est-ce “réel” ?
La référence est d’une certaine manière évidente : c’est le même seuil que celui d’Alice au pays des merveilles.

La quête du héros est tout à fait claire : retrouver Natsuko, sa mère adoptive enceinte et la ramener chez elle. Pourtant, le film est un capharnaüm d’idées, de rythmes et d’images qui font penser à la fougue de la jeunesse. Miyazaki fatigué, disait-on ? Il a toujours donné une attention particulière à la contemplation dans ses autres films, la plupart du temps de la nature, comme pour signifier la nécessité de prendre le temps de la regarder pour en saisir la richesse et la beauté. Dans Le Garçon et le Héron, tout se passe comme une énorme fuite en avant, ce qui n’est pas sans rappeler cette course vers l’hôpital du début du film, course qui mène à la mort. On passe d’un tableau à un autre : d’un décor océanique et des pélicans anthropophages à une ville-tour d’Hommes-Perruches eux-aussi anthropophages. La cohérence globale de ce monde imaginaire n’est pas facile à saisir, le chemin du héros non plus. Derrière ce foisonnement d’idées dont il est peu aisé de rendre compte de la richesse, Miyazaki construit un système théorique dense.

Le “message écolo” et l’aspiration à la paix (depuis Nausicaa et la Vallée du Vent ou encore Princesse Mononoke où humains et créatures s’opposent, en vain) sont les deux éléments transversaux de la carrière de Miyazaki. Rien d’étonnant de les retrouver ici aussi. Ce qui change, c’est le rythme et le ton. Miyazaki signifie par le montage et le rythme du film que le temps n’est plus à la contemplation, à se pencher et s’émerveiller sur les belles petites choses de la vie. Après Le Vent se lève, qui fait la part belle au fait de profiter du temps en prenant attention à chaque seconde de vie si précieuse, Le Garçon et le Héron est peut-être le seul film de Miyazaki sur l’urgence, écologique en particulier. Se personnifiant dans la figure du Grand Oncle, personnage qui a le premier pénétré dans le monde merveilleux des années avant Mahito, et qui fut chargé de le façonner et le maintenir en équilibre, Miyazaki cherche à passer la main. Il assume son vieil âge, et par conséquent la thématique de l’héritage artistique et de la puissance de l’art dans la transformation du monde.

Cependant, l’heure n’est plus à la mise en garde sage d’un désastre écologique en devenir par l’évasion dans le merveilleux, mais bien à l’action, ou plutôt la réaction. Dans la scène finale, le Roi Péruche, maître en ces lieux, reprend de force la place qui est offerte à Mahito de maintenir en équilibre le monde merveilleux, le Grand Oncle n’y parvenant plus. Tout ceci est modélisé à l’aide de petits blocs, très enfantins, qu’il faut disposer les uns sur les autres pour créer un équilibre. Le Roi Péruche s’empare des blocs et tente brusquement de le faire, mais n’y parvient pas plus. Pire, la structure s’effondre définitivement. Mahito, symbolisant les hommes, déniant son rôle nécessaire dans l’équilibre (et donc l’écologie) du monde, le monde politique véreux et stupide, symbolisé par le Roi Péruche, prend sa place et en provoque l’effondrement précoce. Ce monde de l’imaginaire peut s’effondrer mais il n’y aura pas de seconde chance pour le monde originel de Mahito.

Au fond, tout se passe comme si Miyazaki actait sa propre impuissance à avertir les hommes depuis le début de sa carrière. Lui, le créateur de merveilleux a cherché à nous évader dans les univers de ses films tout en avertissant sur le lien qui nous relie à notre écosystème, à l’harmonie nécessaire entre les hommes. Le Garçon et le Héron est un film sur le deuil d’un enfant et l’héritage que Miyazaki cherche à nous léguer avant sa mort. Le film laisse transparaître la possible mort du créateur lui-même. Ce qu’il nous laisse, c’est un peu d’évasion et de merveilleux fabriqués avec une vitalité impressionnante et déroutante… Pourtant, Le Garçon et le Héron vient rappeler l’importance de garder les pieds sur Terre, et d’en prendre soin.

Le Garçon et le Héron, écrit et réalisé par Miyazaki Hayao. Avec les voix de Santoki Soma, Suda Masaki, Shibasaki Ko, Aimyon… Sorti le 1er novembre 2023.

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