Après l’hypnotisant (et envoûtant) Ava en 2017, Léa Mysius revient (enfin) à la réalisation. Présenté à la Quinzaine des cinéastes du dernier festival de Cannes, les Cinq diables ne présente plus un mais plusieurs récits initiatiques, ceux qui permettent à nos sens de s’éveiller, avec un peu de mysticisme. Une réussite dans le fond et la forme.
Joanne (Adèle Exarchopoulos) est mariée depuis dix ans à Jimmy, avec qui elle a une fille Vicky (Sally Drame). Elle a un lien très fort avec elle, qui la suit et la chronomètre lors de ses entraînements d’apnée au lac. Seulement, Vicky a un don : elle peut recréer l’odeur des personnes qui l’entourent. Lorsque sa tante Julia réapparaît et s’installe chez eux, son odeur renvoie Vicky des années auparavant, au gymnase des Cinq Diables, lorsque sa mère et Julia s’entraînaient…
Léa Mysius questionne nos angoisses avec ces aller-retours dans le temps. Vicky cherche sa place, qui elle est, d’où elle vient et qui elle veut devenir. Un questionnement constant pour les plus jeunes mais qui ne laisse insensible personne, dans un monde où il faut encore se battre pour des acquis, quels qu’ils soient. Le fantastique n’est pas utilisé comme une finalité mais plutôt comme procédé pour la quête initiatique de Vicky. Un moyen de comprendre comment elle est venue au monde et de s’accepter. Sans appuyer, le montage nous montre à la fois son don de recréer les odeurs de chaque chose mais également le regard posé sur elle. Ce don lui permet d’exister au sein d’une famille où ses parents semblent à bout de nerfs et de s’extirper de sa réalité à l’école, là où elle est harcelée à cause de sa couleur de peau et de ses cheveux crépus.
C’est là où se rejoignent chez Vicky l’envie d’en savoir plus sur cette tante, revenue après des années d’absence, dans ces voyages dans le temps et l’envie de vivre une autre vie, de ne plus subir son quotidien, un amer mélange de solitude à la maison et de ralliement à l’école. Cette volonté d’en savoir plus sur le passé de ses parents est une manière pour elle de trouver sa place, qu’elle cherche dans tous ses champs sociaux.

L’initiation de Vicky rejoint la (ré)conciliation de Joanne et Julia. Le récit nous les présente comme des antagonistes à la réapparition de cette dernière. Une animosité qui s’explique au gré du montage entre les explications temporelles et les interactions actuelles. Chaque élément du passé trouve un point de réponse dans le présent, comme une explication latente sur des secrets et des désirs enfouis qui rongent Joanne. Adèle Exarchopoulos incarne avec brio (comme toujours) cette jeune mère de famille dont la vie semble plus faite de sacrifices que de choix. L’ancrage de ce (son) village pèse sur elle, sur sa manière de respirer ou d’agir. Tout commence avec sa relation factice avec son père, grand-père aimant et attentionné, mais que Joanne semble redouter. Il incarne la pensée locale, celle qu’il ne faut pas contrarier au risque d’être mis au ban et montrer du doigt. Au fur et à mesure des révélations sur le lien (d’amour) entre elle et Julia, nous comprenons que l’ambiance générale ne lui a pas permis de vivre cet amour au grand jour et qu’elle a du se renier pour une vie plus « admissible » aux yeux de tous. Entre l’homophobie latente de son père et le regard des autres sur Julia à son retour, Léa Mysius déconstruit ces croyances et peurs irréfléchies en prenant son temps dans la narration de son récit. Elle place les deux jeunes femmes au centre d’une rivalité qu’elles ne comprennent elles-mêmes pas, une rivalité qui ne se comprend que dans le regard des autres, pas dans les leurs.
La cinéaste offre une proposition singulière dans cette histoire d’amour déchue. Les regards ont eu raison d’une relation entre ces deux femmes qui ne trouvent du réconfort que dans les souvenirs. Léa Mysius leur offre un propos fort sur les vies manquées et les occasions perdues avec en point d’orgue cette scène de karaoké où elles peuvent enfin laisser vivre et paraître leur complicité. Malgré ce propos fort sur les trois personnages féminins principaux, la réalisatrice n’oublie pas de soigner le personnage de Jimmy, frère et époux de Julia et Joanne. Beaucoup plus en retrait, il souffre du même constat que les autres : être passé à côté de ce qu’il voulait réellement pour avoir une vie bien rangée aux yeux de tout le monde. Prêt à s’effacer à la moindre occasion, il voue sa vie à ce que celleux qu’il aime soient heureux·ses, tout simplement. À travers ses voyages dans le temps, Léa Mysius offre des moments de résilience forts avec des principes tout aussi puissants : apprendre qui nous sommes à travers l’histoire de nos parents et se battre pour être soi-même pour charmer et tempérer le présent.
Les Cinq diables de Léa Mysius. Écrit par Paul Guilhaume et Léa Mysius Avec Adèle Exarchopoulos, Sally Drame, Swala Emati. 1h35
Sortie en salle le 31 août 2022