Dire que le cinéma de Jordan Peele n’est pas un apport important à l’imagerie visuelle américaine actuelle serait affabulation. S’il est considéré, aux côtés d’Ari Aster, dont on attend le prochain film avec impatience, comme le parrain de l’ “elevated horror” – un terme aussi galvaudé qu’il n’est pas acceptable, surtout quand sa théorisation reviendrait à dire que tout ce qu’a proposé le cinéma de genre jusqu’alors n’est que divertissement idiot –, il est surtout parvenu à atteindre une notoriété auprès du “grand public”, ce qui a élevé les exigences de ce dernier. Voir Us ou Candyman (qu’il produit) aussi attendu qu’un blockbuster, là où le genre moins “tape-à-l’oeil” se fait généralement discret, est un plaisir pour celleux qui l’ont longtemps défendu. À la manière d’un Shyamalan qui avait rouvert une fenêtre sur ce cinéma que la niche aime tant – amusant de voir qu’ici, nous sommes proches de Signes –, Peele utilise son formalisme clinquant pour dresser un constat quant à sa vision de l’art. Il n’est ni le premier, ni le plus subtil à le faire, mais sa manière de questionner le cinéma en en faisant lui-même interroge quant à sa participation à une industrie délétère, qui n’a plus de superbe, et dont les sursauts surprennent. Nope le comprend, et pose la question frontalement, sans jamais oublier d’offrir un grand moment de divertissement.
Dans sa façon de narrer l’univers de la ferme Haywood, Nope s’empare des codes du western, genre qu’il référence allègrement, jusque dans nombre de ses dispositifs, y compris le climax et les valeurs du “duel”. Ici crépusculaire, par la façon dont Otis Jr (Daniel Kaluuya) – importance de la filiation dans le prénom, au vu de la thématique de l’héritage qui est parsemée un peu partout – tente de survivre à la mort du paternel, célèbre dompteur de chevaux, et le legs imposant qu’il doit assumer. Celui qui n’a jamais souhaité de cet héritage, ne faisant qu’aider à faire perdurer l’image déclinante d’une gloire passée, hésite entre abandonner sa doléance contrainte et s’approprier son histoire, ou continuer l’unique profession qu’il connaît quitte à ne pas y trouver sa place. Il n’est pas étonnant qu’Otis Jr nous semble vide, évasif face à des responsabilités auxquelles il répond machinalement, et que le personnage nous soit difficile d’empathie. Tout le contraire de sa sœur, Emerald (Keke Palmer, impressionnante d’énergie), bien plus solaire, qui voit dans la réappropriation du ranch familial l’opportunité de découvrir fortune et gloire. Deux portraits complémentaires, qui trouvent leur direction dans une quête commune : si c’est Emerald qui fait avancer le récit, entraînant son frère dans ses envies d’ailleurs, c’est leur fascination commune pour cet élément inconnu, qui surplombe le ciel depuis fort longtemps et pourrait expliquer beaucoup de mystères entourant le lieu, qui leur permet de se retrouver, d’affronter une dernière épreuve avant d’aller de l’avant. Un paradoxe que l’on retrouve chez la propriété voisine, où Ricky Park (Steven Yeun), dans son approche du divertissement pour le public local, s’enferme dans une représentation passéiste de l’ouest américain, et utilise son traumatisme – référencé à plusieurs reprises dans des flashbacks grinçants –, le remet en scène pour s’en constituer héros, survivre à sa manière alors qu’il refuse réellement d’avancer. Un microcosme coincé, ralenti tant par ses traumatismes que sa nostalgie. Vers un constat de l’industrie hollywoodienne ?
Pour affronter cet antagoniste indescriptible, sur lequel planent tous les questionnements jusqu’au genre du métrage (s’agit-il d’un film d’invasion, d’un film de monstre ?), nos personnages doivent se réapproprier le langage animal, comprendre ce nouvel obstacle pour le dompter. Par la méthode qu’il propose, Jordan Peele s’invite parmi les outils qu’il leur met à disposition. En forçant nos protagonistes à limiter leurs artifices technologiques, ces derniers pouvant être aisément repoussés par l’une des capacités de l’ennemi, il se questionne quant à la manière de raconter une histoire, à la pertinence de s’enfoncer dans une bouillie visuelle qui multiplie les effets putassiers, uniquement dans un but de surenchère qui ne fait qu’agresser la rétine, là où la simplicité d’un bon récit suffit à créer l’émerveillement. Lors du climax, l’évidence de voir l’antre de la bête prendre la forme d’un écran hypnotisant, nous rappelle la position de l’industrie hollywoodienne actuelle qui dit qu’il ne faut pas se questionner sur la pertinence du grand spectacle du moment que les yeux croient être comblés. Pour le contrer, il semble nécessaire de fomenter un retour aux sources de ce qu’est le cinéma, un décor simple, évasif (on quitte progressivement les décors en brut pour admirer l’immensité des plaines, où le fameux duel peut s’amorcer, loin de tout artifice – le refus d’un véhicule motorisé, poussant OJ à monter à cheval pour accomplir son devoir, est un autre des nombreux exemples), et des outils qui ne servent qu’à capter l’action, sans pouvoir l’altérer. L’un des enjeux est de pouvoir faire une prise de vue, filmée ou photographique, de cet ovni organique, afin de témoigner de son existence – créant par cela le courroux et la damnation des autres personnages ; le but de l’antagoniste est juste de vivre caché·e de tou·tes, d’être un problème ignoré qui se nourrit lentement de tout ce qui entrave son positionnement. Le parallèle avec le cinéma n’a rien de secret, et met en opposition plusieurs visions, avec lesquelles Peele semble pourtant en accord, comme des mets qui doivent s’accorder pour parfaire une recette et lui donner un nouveau mordant. OJ voit la bête comme l’art à s’approprier, son “cheval” à dompter pour ne plus vivre dans l’ombre de son père – et des pères que convoque Peele par ses multiples références : il doit par conséquent utiliser des armes connues, depuis longtemps maîtrisées, pour créer de nouveaux enjeux. Emerald, plus adepte des codes actuels, y voit cette nouvelle pièce du cinéma de divertissement, le monstre inconnu, vers lequel il faut aller pour créer de nouveaux imaginaires collectifs. Antlers Holst (Michael Wincott), présenté comme un grand chef opérateur mais montré comme un photographe de l’extrême, prêt à tout pour obtenir le plan parfait à la manière d’un Werner Herzog, voit en cet accomplissement une offrande, qui peut façonner le cinéma de demain. En cumulant ces trois visions, Jordan Peele se targue autant d’arrogance, conscient et fier de sa proposition, que d’humilité, mais surtout, offre une vision.

L’essentiel de Nope, et ses lectures “principales”, se résument à quelques séquences qu’il place ci et là, dont le récit est une continuité thématique. Dans l’attaque du plateau télé, où un singe semblant inoffensif – et dressé – massacre tout un casting après l’irruption d’un simple bruit de trop le perturbant, on témoigne de l’imprévisible, de cette nature sauvage qui ne se dompte jamais vraiment et qui se doit d’être respectée. Un miroir éprouvant, lors du spectacle imaginé par le seul survivant du carnage initial, pensant que son aura héroïque auto-proclamée lui offre un statut supérieur, balayé d’un revers de tornade aspirante. Deux séquences mettant nos sentiments à rude épreuve, par la minutie de la mise en scène, l’économie d’effets, et l’utilisation d’un hors-champ toujours force de suggestion, et qui résume les enjeux, l’état d’esprit avec lequel la situation peut se désamorcer.

Impressionnant par sa maîtrise formelle et les nombreuses thématiques qu’il aborde, Nope place Jordan Peele une fois encore dans cette poignée de cinéastes next gen qu’il faut suivre de près, et qui ne cesse de nous étonner depuis son excellent Get out. De nombreux autres visionnages en dévoileront à coup sûr d’autres richesses, et s’il est déjà vu par beaucoup comme un des films de l’année – il compte aussi son nombre de détracteur·ices, dont les arguments sont loin d’être inintéressants –, il est à espérer qu’il perdurera au-delà, alimentant les débats et surtout les visions émancipatrices des cinéastes à qui il implore de se ré-approprier leur histoire.
Nope, écrit et réalisé par Jordan Peele. Avec Daniel Kaluuya, Keke Palmer, Steven Yeun… 2h15
Sorti le 10 août 2022
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