Il est toujours important de se confronter au passé, voir si les films tiennent face au temps, notamment les plus anciens. Il en est, d’ailleurs, un devoir des grands festivals qui, s’ils ont pour mission de donner la température du cinéma mondial actuel, ont une part de responsabilité conséquente pour faire vivre l’histoire ; d’où les sections Cannes Classics et Venezia Classici, pour ne citer qu’elles. Le FEMA de La Rochelle, comme Lumière à l’automne, joue de l’effet inverse, en mettant surtout les nouveautés à l’épreuve d’hier : quelques dizaines d’avant-premières pour une grosse centaine de films anciens. Un spectateur de la dernière itération rochelaise a notamment interpelé Valéria Bruni Tedeschi pour lui dire que son nouveau film, Les Amandiers, trouvait grâce à ses yeux, alors que la plupart des autres nouveautés présentées lui tombaient de ceux-ci eut égard au patrimoine montré en parallèle. Ainsi, en poussant le voyage temporel si loin, ces événements offrent à voir de l’inédit, de l’inouï, rebâtissant des ruines oubliées dans lesquelles nous, cinéphiles égarés, venons nous ressourcer pour renouveler notre capacité d’appréciation des sorties récentes. Nous partons de ce qui fût, pour aller vers ce qui est et sera.
Quoi de plus exaltant que de retourner presque à l’ère du primitif, à un moment où le cinéma n’était qu’instinct, exprimé par des formes libres dans un mélange heureux d’abstraction et de narration ? Tel est l’effet provoqué par la (re)découverte de dix courts métrages d’Emile Cohl, pionnier de l’animation, sur grand écran, accompagnés de mélodies d’Erik Satie jouées à la guitare par Xavier Courtet (descendant du cinéaste) et Julien Coulon. Le mariage de deux artistes qui furent contemporains l’un de l’autre enchante, la musique de Satie apportant tantôt féerie frénétique, tantôt mélancolie aux traits soignés d’un Cohl en constante recherche. À ce titre, Fantasmagorie (1908), son premier film animé, intervient déjà comme une référence. Le dessin devient manifestation fluide d’un flux de pensée en permanente évolution, tel l’esprit d’un enfant en construction : un canon laisse éclore une fleur au cœur de laquelle se retrouve le personnage avant que les pétales se muent en un éléphant. Cohl transmet un émerveillement sans faille, fil rouge d’une œuvre bâtie sur l’idée même de l’animation comme médium libre. Cela renvoie directement à l’état d’un art encore jeune, en proie aux rêves les plus fous et cauchemars les plus terribles ; Le cauchemar de Fantoche (1908) révèle une imagerie tourmentée et inquiétante faisant écho à des peurs primaires de chaque individu.

Tout relève d’un jeu de formes géométriques dont l’ouverture et la fermeture créent les émotions : l’ascenseur écrasant du Cauchemar effraie autant que réjouit le départ à dos de cheval de la Fantasmagorie ou que n’impressionnent les mutations étonnantes du Retapeur de cervelles (1911) ; film d’une étrange drôlerie, où l’absurdité du médecin observant le crâne à l’entonnoir avant de le percer donne à voir l’intérieur d’un homme en proie aux plus profonds tourments – à la petite bête –, qui s’exprime dans un florilège d’images cocasses. Il faut d’ailleurs comprendre à quel point le cinéma de Cohl est riche. Son animation n’a pas pour seule caractéristique un trait en constante évolution, mais elle intègre aussi son sens de la caricature, parfois sous forme de visage détaillé, parfois de manière plus grossière – ceci trouvant son paroxysme dans le délicieux Les joyeux microbes (1909), merveille de satire sociale où tous les maux de la société revêtent une apparence humaine. Au dessin animé traditionnel s’ajoutent le papier découpé ou les marionnettes, comme tant de nouveaux moyens pour raconter une histoire. Prenez, par exemple, le génial La Musicomanie (1910), au début marqué par un collage de figures de grands compositeurs sur des harpes découpées. Encore aujourd’hui, ces quelques quatre minutes demeurent parmi les plus belles représentations du caractère organique de la musique. Les cymbales se transforment en visage, les sonorités sont représentées par des métaphores animalières – la trompette prend des allures d’éléphant –, les cordes d’une harpe deviennent une partition dont les notes dansent avant de se transformer en enfants se chamaillant. Tout est prétexte à la fantaisie, une invitation à la fiction, à laisser notre imagination, comme moyen d’expression ludique, prendre le pas l’espace d’un instant.

Dans ce registre, l’un des films de Cohl poussant cet aspect le plus loin dans l’expérimentation est Le songe d’un garçon de café (1910). Plus encore que Le retapeur de cervelles qui explore un mal-être profond avec une ingéniosité déjà désarmante, ce court hybride de cinq minutes nous plonge dans l’obsession d’un serveur pour sa propre condition : à la fois écrasé par un doigt humain – en prise de vues réelles –, contraint par la recherche de la moindre pièce comme pourboire – filmée en collage –, et tenté par la boisson, dessinée, dont il est entouré en permanence. La prolifération des sources d’anxiété sous des formes variées crée un climat d’étrange hostilité, avec ces visages caricaturés, pour montrer les ravages des différentes boissons. Là réside un génie comique inclassable, sorte de préfiguration de tout un cinéma : des frasques improbables de Louis de Funès aux génériques des Monty Python, en passant par les Silly Symphonies de Walt Disney.
Dans une moindre mesure, Les métamorphoses comiques (1912), marqué par le passage hyper fluide du dessin au réel – comme le sont l’entrée et la sortie du rêve du garçon de café –, et Le cheveu délateur (1911), voyant un bourgeois faire analyser le cheveu du prétendant de sa fille par un mage, lequel est lui même tenté par la place de gendre, s’insèrent dans cette même dynamique mais avec un penchant beaucoup plus comique. Pour autant, rien n’est brouillon du suivant ou aboutissement du précédent. Aussi, il faut constater que, même quand l’animation déserte les films de Cohl, son influence se fait sentir, et ce pour notre plus grand plaisir. Certes moins marquant que les œuvres précédemment citées, Jobard a tué sa belle mère (1911), petit sketch d’un gendre persuadé – et ravi malgré une légère inquiétude – d’avoir tué la marâtre avec qui il ne s’entend pas, relève d’une étude du cercle des plus mignonnes. Le symbole est déjà des plus évidents, et amusants : le cercle équivaut tant à la bague du mariage qu’à la couronne de fleur de l’enterrement, que Jobard a passé au doigt de celle qu’il aime pour la première et veut offrir à celle qu’il déteste pour la seconde. Cette petite satire bourgeoise, autour d’Eros et Thanatos, n’a de cesse de convier cette forme à travers différents objets qui rythment le film et ses gags ; la première dispute intervient autour d’un rond de cuir lors d’un repas, puis, alors qu’il ramène la couronne fleurie, celle-ci devient, à l’insu de Jobard, un pneu, une couronne de pain, et… un rond de cuir. Ainsi, Cohl parvient d’une certaine manière à ramener son goût de la mutation, de l’évolution dans la prise de vues réelles, sans jouer d’artifices quelconques. Le résultat souffre peut-être de s’inscrire un peu trop dans le tout venant cinématographique de l’époque, mais on y reconnaît tout de même la patte de son auteur, toujours joueur et insouciant.

« Rien ne perd, rien ne se crée, tout se transforme », disait Lavoisier, sans se douter une seconde que ces quelques mots deviendraient le motto inconscient de l’un des premiers grands artistes-artisans du cinéma. S’il semble impératif de redécouvrir ce cinéaste, c’est aussi car son héritage paraît enfin – bien que l’on puisse déjà déceler une filiation évidente chez des créateurs comme Don Hertzfeldt et son fantastique It’s Such a Beautiful Day (2012). Chez nous, Tout le monde aime Jeanne de Céline Devaux, mêlant prise de vues réelles et animation, pointe le bout de son nez, après le déjà intéressant Sous le ciel d’Alice (2021) de Chloé Mazlo, et certains projets de plus grande ampleur s’aventurent vers l’hybridation, à l’instar de The French Dispatch de Wes Anderson (2021). Ces films, n’employant jamais l’animation comme une seule technique ou un gadget esthétique, s’inscrivent dans l’idée maîtresse posée par Cohl dès ses tous débuts : qu’il s’agit là d’un langage à part entière au sein du Septième Art. C’est peut-être ce qui fait que l’œuvre de Cohl est unique et déborde d’inventivité, rappelant une époque où créer était instinctif, et que seule comptait la possibilité de repousser les limites, de tester de nouvelles choses, de faire du cinéma un art qui regarde vers le futur plutôt que vers le passé, et c’est peut-être là, la source de l’intemporalité.
Fantasmagorie, 2′, sorti en 1908
Le cauchemar de Fantoche, 3’40, sorti en 1908
Un drame chez les Fantoche, 5’20, sorti en 1909
Les joyeux microbes, 5’38, sorti en 1909
Le songe d’un garçon de café, 5’38, sorti en 1910
La Musicomanie, 5’22, sorti en 1910
Le retapeur de cervelles, 6’28, sorti en 1911
Jobard a tué sa belle-mère, 8′, sorti en 1911
Le cheveu délateur, 6’12, sorti en 1911
Les métamorphoses comiques, 3’22, sorti en 1912
[…] “Les métamorphoses comiques (1912), marqué par le passage hyper fluide du dessin au réel, (…) et Le cheveu délateur (1911), voyant un bourgeois faire analyser le cheveu du prétendant de sa fille par un mage, lequel est lui même tenté par la place de gendre, s’insèrent dans cette même dynamique mais avec un penchant beaucoup plus comique. Pour autant, rien n’est brouillon du suivant ou aboutissement du précédent. Aussi, il faut constater que, même quand l’animation déserte les films de Cohl, son influence se fait sentir, et ce pour notre plus grand plaisir. Certes moins marquant que les œuvres précédemment citées, Jobard a tué sa belle mère (1911), petit sketch d’un gendre persuadé – et ravi malgré une légère inquiétude – d’avoir tué la marâtre avec qui il ne s’entend pas, relève d’une étude du cercle des plus mignonnes. Le symbole est déjà des plus évidents, et amusants : le cercle équivaut tant à la bague du mariage qu’à la couronne de fleur de l’enterrement, que Jobard a passé au doigt de celle qu’il aime pour la première et veut offrir à celle qu’il déteste pour la seconde. Cette petite satire bourgeoise, autour d’Eros et Thanatos, n’a de cesse de convier cette forme à travers différents objets qui rythment le film et ses gags ; la première dispute intervient autour d’un rond de cuir lors d’un repas, puis, alors qu’il ramène la couronne fleurie, celle-ci devient, à l’insu de Jobard, un pneu, une couronne de pain, et… un rond de cuir. Ainsi, Cohl parvient d’une certaine manière à ramener son goût de la mutation, de l’évolution dans la prise de vues réelles, sans jouer d’artifices quelconques. Le résultat souffre peut-être de s’inscrire un peu trop dans le tout venant cinématographique de l’époque, mais on y reconnaît tout de même la patte de son auteur, toujours joueur et insouciant.” Elie Bartin: Aux origines de l’animation : le cas d’E. CohlOn se fait un ciné […]