Recenser les métrages anti-racistes aujourd’hui est un jeu d’enfant. Que ce soient des œuvres qui parlent des situations actuelles ou celles qui nous font des rapports historiques quant à des moments déterminants, le sujet est éculé, dans le bon sens du terme, et souvent nous ont été rappelés ces grands pas effectués, à l’instar de ceux qu’il y a – malheureusement – toujours à faire. Mais ce que l’on a du mal à s’imaginer, c’est combien il a été difficile, dans une période plus troublée, d’émettre une œuvre artistique qui traite du sujet. Les obstacles qu’a du surmonter Roger Corman pour The Intruder, alors qu’il entreprend un tournage dans un état du Sud seulement huit ans après les dernières lois abolitionnistes, on les entrevoit à peine. Heureusement, l’homme qui a toujours travaillé avec des bouts de ficelles – le cas de le dire quand, pour 500 000 dollars demandés, ce qui n’est déjà pas bien gourmand, il a du tourner et monter le film avec moins de 100 000 dollars, finalement avancés de sa poche – a plus d’un tour dans son sac, et on aurait clairement regretté de ne pas voir un film qui retourne autant, et dont la sincérité suinte par les bords de l’écran.
Adam Cramer, prétendument présent pour un audit, débarque dans la petite ville de Caxton, dont le lycée s’apprête à activer une déségrégation forcée en admettant en son sein une poignée d’élèves noir·es. Celui qui, propre sur lui et courtois sous tous rapports, semble ne pas être concerné par une situation qui mine le village – « On n’est pas d’accord avec l’acceptation des noir·es à l’école, mais c’est la Loi » -, dévoile rapidement un vil jeu de manipulation. Raciste convaincu, Cramer, avec des discours galvanisants et populistes, remonte la colère silencieuse des villageois·es au premier plan, les pousse au lynchage sans ne jamais prononcer le mot pour se dédouaner des actes qu’il incite. Il perd néanmoins rapidement pied face à une population qui s’avère plus énervée mais aussi plus raisonnée qu’il ne l’imaginait.

En 1h20, Roger Corman parfait un exercice d’écriture. Il parvient à écrire des personnages complets et complexes, qui ont tous une double facette, et dont les dialogues accentuent les relations. Si l’on est peu étonné·e de voir William Shatner s’intéresser à un tel projet – il faut rappeler que le premier baiser interracial de l’histoire de la télévision vient de Star Trek, et implique l’acteur -, le voir en dandy gentleman débarqué pour foutre le bordel est une autre affaire. C’est sur cette dualité, ce pouvoir de séduction destructeur, que sont montré·es son potentiel mais aussi ses limites, ainsi que ses vices. Celui qui prétend agir au nom de la vertu, d’un peuple qui n’a pas eu son mot à dire quant à une loi qui le dérange, n’hésite cependant pas à convoiter la femme de son voisin, mais aussi à tenter une aventure avec une lycéenne bien plus jeune que lui. Cette mise en garde de ne pas se fier aux apparences est aussi le lot des autres personnages, en témoigne Sam Griffin, ce voisin de palier sur lequel on se fait une idée précise en l’imaginant odieux avec sa femme, le « beauf » typique, qui s’avère être bien plus noble et voit rapidement dans le jeu de Cramer, devenant alors le seul qui a le poids pour mettre un terme à cette supercherie.
Un film sur le racisme se doit d’avoir des scènes fortes, qui révoltent, et là aussi, en allant à l’essentiel, Corman habille sa mise en scène de suggestion, et la magnifie. On pense à ces séquences où les étudiant·es noir·es des quartiers pauvres traversent la ville pour se rendre à leurs premiers jours de lycée, sous les yeux accusateurs des citadin·es. À ces scènes de lynchage, n’allant pas jusqu’au bout mais étant habitées d’une tension palpable. On est révolté·e, accroché·e à son siège, impuissant·e face à ce qui aujourd’hui semble absolument absurde. Les scènes de confrontation, verbales, sont elles aussi poignantes et accrocheuses. La force du métrage réside surtout dans le maintien d’un suspense haletant. Pour dénoncer, Corman peut utiliser les deux résolutions de son choix, et maintient le trouble jusqu’à la dernière minute, offrant plus de révolte et de dégoût dans l’esprit de son/sa spectateur·ice.

Roger Corman, on ne l’attendait pas forcément sur un sujet comme celui-ci. Celui qui est aujourd’hui connu pour ses productions de série Z, généralement des films de monstres tels que Carnosaur ou Sharktopus, prouve qu’il est capable du meilleur quand il est habité par un sujet. Notamment quand le métrage est fait avec trois francs six sous, mais témoigne de plus de force dans son exécution que beaucoup qui choisissent le misérabilisme et le pataud.
The Intruder, de Roger Corman. Avec William Shatner, Frank Maxwell, Beverly Lunsford…1h24
Film de 1962, sorti en France en août 2018.