Il y a quelque chose de très intéressant chez Soderbergh, c’est cette capacité à être à la fois totalement transcendé par son sujet, que partiellement ou totalement atone. La volonté d’être omniprésent et contrôler le montage, la photographie, le moindre effet, et sembler parfois rester à l’écart de toute envie. Le résultat est celui d’un cinéaste imprévisible et unique, capable d’enchaîner de grands films, et des productions sans grandes ambitions. À fleur de peau relève aisément de la deuxième catégorie, et s’oublie quelques minutes après le visionnage, et une sieste bien méritée.
Il le dit lui-même en 2014, À fleur de peau est un film amorphe sur lequel il s’est passablement ennuyé. Peu d’investissement sur le tournage, et un désintérêt des studios Universal concentrés à diriger leur production désastreuse de Waterworld. D’abord approché pour simplement signer une réadaptation du roman Criss-Cross de Don Tracy, Soderbergh insiste pour obtenir le poste de réalisateur après s’être fortement identifié à l’intrigue et au destin d’un homme paumé des États-Unis qui peine à atteindre le succès. À fleur de peau est considéré comme un remake du Pour toi j’ai tué de Robert Siodmak, sorti en 1949 et déjà adapté du roman de Tracy.

Après d’importantes dettes de jeux qui lui font quitter sa ville natale, Michael Chambers revient au Texas pour le mariage de sa mère et de son nouvel époux. Il y recroise Rachel, sa compagne qu’il a abandonné subitement en fuyant et qui a refait sa vie. Des souvenirs du passé, des mensonges et des secrets refont surface, qui entraênent Michael au cœur de ses vieux démons.
Comme un remugle de syndrome Tour de France cocotte dans les airs. Lorsqu’en plein été, plombé par la chaleur ambiante et son petit ventilateur qui tourne péniblement, les yeux se ferment sur des cyclistes chargés comme des bœufs médicamenteux de monter des cols vertigineux. On lutte, puis s’écroule, se réveille, puis replonge, avant d’émerger et d’avoir l’impression que la course est restée statique pendant que la bave forme une bulle au coin de la lèvre. À fleur de peau tient de l’objet thérapeutique, qui soigne par le sommeil la maladie éreintante d’une journée au fond du canapé. L’histoire n’a rien de trépidante, avance péniblement sans en révéler une surprise, un élément de scénario qui vient rebattre les cartes, ou émouvoir le spectateur. On le sait, Soderbergh aime la sophistication du cinéma, suresthétiser ses plans, ses images. Sa marque de fabrique et sa manière de voir le médium cinéma, de le concevoir, de renouveler ses dispositifs, en font un auteur à part entière, identifiable et techniquement impeccable. Un jeu chromatique et du grain de la pellicule pour souligner le changement d’époque, une vue subjective sur un lit d’hôpital, et un montage qui déconstruit la linéarité temporelle comme dans son Hors d’atteinte… Des incursions visuelles et quelques trouvailles de mise en scène qui témoignent d’une volonté artistique, mais trop isolées et peu nombreuses pour rehausser un contenu qui n’est pas à la hauteur.

Ce qui est d’autant plus rageant avec À fleur de peau, c’est que la forme ne s’accorde pas avec le fond, et n’est pas au même niveau. Comme si deux personnages, deux versions de Soderbergh scénariste et réalisateur, avaient travaillé chacune de leur côté, ne reliant pas les feuilles pour trouver une façon d’agencer l’ensemble et en tirer une harmonie. Un thriller mental teinté du film noir qui se veut élégant et atmosphérique, éteint par un scénario aux enjeux platoniques qui tourne rapidement à vide. Car le retour sur sa terre, le face à face avec son passé, l’impossibilité de dissocier la raison de la volonté, le questionnement sur les rapports humains et la mélancolie qui s’en dégage, n’ont pas l’espace pour toucher et déployer une dimension dramatique et rédemptrice. Des thématiques engluées dans un classicisme qui dirige son héros d’un point A à un point B sur le chemin du rachat, en étant peu incarné, peu passionnant, peu développé.
Le remake du Pour toi j’ai tué de Siodmak n’est que le reflet de la délicate position dans laquelle se trouve Soderbergh. Celle du désir de confirmer sa place au sein de l’Ogre hollywoodien, vivre sous les contraintes économiques et les chiffres de Majors, tout en restant un auteur animé par sa singularité. À fleur de peau parait cadenassé, trop timide pour exprimer pleinement son potentiel, et relève alors plus de l’exercice de style, que de l’aboutissement d’un cinéaste. Une sorte d’erreur de studios, qui décide de signer un film et le porter à l’écran sans l’enthousiasme d’épurer et magnifier toute la sève de son produit. Le résultat est là, seulement 536 023 $ de recettes aux USA, et le métrage qui pourrait se retrouver parmi le cimetière des injustement « oubliés », devient juste oubliable. Le reboot Soderbergh peut alors s’enclencher et se diriger vers des chemins désirés : « Dans quinze ou vingt ans, on repensera à mes quatre premiers films et on se rendra compte qu’ils n’étaient qu’une préface à un livre que je commence maintenant à écrire ». Steven Soderbergh, revue Positif d’octobre 1995.
A fleur de peau de Steven Soderbergh. Avec, Peter Gallagher, William Fichtner, Elisabeth Shue… 1h35. Sorti le 10 avril 1996.