L’ouverture de Cannes Classics 2021 s’est fait sous le signe de la rareté. Une pépite dénichée par les soins de Carlotta Films, exclusive pour nous européens, et dans une version restaurée en 4K.
La Lune s’est levée (Tsuki no noburinu en japonais) est le deuxième film réalisé par Kinuyo Tanaka, actrice incontournable l’âge d’or du cinéma japonais. Elle a tourné avec les plus grands, Mizoguchi surtout, mais aussi Naruse et Ozu. C’est dans un contexte particulier de grève dans le monde du cinéma qu’elle obtient une occasion unique de passer à la réalisation. Empêchée par Mizoguchi, mais encouragée par Keisuke Kinoshita, elle sort un premier long métrage en 1953, écrit par ce dernier et produit avec l’aide du studio naissant ShinToho : Lettre d’Amour. Elle devient la deuxième réalisatrice japonaise de l’histoire, et la seule active durant cet âge d’or du cinéma japonais.
Aujourd’hui, ses films ne sont pas très connus, y compris au Japon. La redécouverte de ceux-ci se fait sur la base d’une riche collaboration entre Carlotta Films et Lili Hinstin, et fera l’objet d’une rétrospective entière de son œuvre. Le premier film à être restauré est donc La Lune s’est levée, son second long-métrage, co-écrit par Ozu à la fin des années 40, mais qu’il n’a pu réaliser.
Et quel bonheur que cette découverte ! La lune s’est levée est un film qui n’a pas à rougir de ceux des grands maîtres. Nul doute que le style d’Ozu, particulièrement, n’est pas loin. Mais Kinuyo Tanaka digère la matière cinématographique des maîtres avec qui elle a travaillé et elle en fait sienne.
Il s’agit de l’histoire d’une famille vivant dans un temple bouddhique à Nara, composée d’un père, veuf, et de ses trois filles, Chizuru, Ayako et Setsuko. Celles-ci sont en âge de se (re)marier, mais ne s’y risquent pas encore : Chizuru est veuve jeune, probablement à cause de la guerre ; Ayako semble ne pas s’y intéresser du tout ; Setsuko se voile la face. Le film est alors l’exposition de trajectoires de relations amoureuses. Comment femmes et hommes peuvent-ils être amoureux, vivre un amour véritable et partagé ? Qu’est-ce que cela signifie pour la position sociale de chacun, dans un Japon encore sclérosé par des hiérarchies et des structures rigides.
Dans La Lune s’est levée, l’amour a besoin d’intermédiaire : c’est parfois la figure du père, parfois celle de la sœur entremetteuse. La société japonaise repose sur l’effacement de l’individu en faveur du collectif. On voit bien à quel point ce peut donc être complexe de s’exprimer, et particulièrement quand on est une femme, et de construire une relation amoureuse, car on refuse le conflit, la confrontation, la tension. Tanaka filme l’amour naissant et la difficulté à s’aimer et à construire ensemble dans une société aussi codifiée.
Formellement, les plans ressemblent à ceux qu’un Ozu, dont la composition du cadre est le plus souvent géométrique et infiniment précise, serait capable de produire. Et pourtant, l’angle est souvent très légèrement décalé. C’est d’ailleurs ce qu’introduit Tanaka en permanence : un décalage. Tantôt avec un angle de caméra, tantôt avec un tempo comique bienvenu, tantôt par un mouvement, très souvent absent des films d’Ozu. Elle se démarque tout en convoquant les références de son temps. Nulle copie, nul pastiche, mais beaucoup d’hommages bien sentis.
Purement beau, formellement et stylistiquement provocateur, on peut se risquer à dire que La Lune s’est levée est un chef-d’œuvre du cinéma japonais des années 50, au même titre qu’un Miss Oyu, ou qu’un Fin d’Automne. La redécouverte des films de la “mère” du cinéma japonais pourra peut-être la faire asseoir sur les mêmes marches du panthéon que Mizoguchi, Naruse, Kurosawa et Ozu occupent déjà. Non seulement que cela serait mérité, mais aussi que cela serait juste. Qu’une seule hâte : que l’on puisse découvrir le reste très bientôt. Tanaka fut oubliée, sa présente redécouverte est donc d’autant plus précieuse.
La Lune s’est levée de Kinuyo Tanaka (1955). Avec Chishu Ryu, Hisako Hamane, Yoko Sugi, Mie Kitahara… 1h42.