Il y a quelques semaines de cela, nous découvrîmes le Final Cut d’Apocalypse Now. Une œuvre que Francis Ford Coppola a régulièrement remaniée, y ajoutant des scènes avant de les retravailler une à une pour apporter la version la plus homogène possible, un véritable plaisir à savourer de nouveau en salle. S’il peut permettre, nous l’espérons, à toute une nouvelle génération de mettre un nom sur la renommée et le génie de Coppola, Le Parrain, lui aussi, fait partie de ses propositions intemporelles du maître, qui viennent instantanément au bord de toutes les lèvres lorsque le nom du réalisateur se fait entendre. Pourtant, l’ami Francis a bien plus d’une pépite dans sa besace, et il est de ses œuvres oubliées qu’il fait bon de ressortir de temps à autre.
Oublié, ce n’est pas le terme exact lorsque l’on parle de Conversation Secrète. Le film a tout de même reçu la Palme d’Or du Festival de Cannes 1973, et concourait alors pour l’oscar du meilleur film – qu’il perd au profit… du Parrain, partie 2 –, du meilleur montage sonore et du meilleur scénario. La sortie massive du second volet du Parrain le fait cependant passer inaperçu malgré sa réception critique très positive. Une réception qui se comprend avec évidence tant le film regorge de finesse d’écriture et de génie de mise en scène. Nous suivons Harry Caul, spécialiste en filatures, chargé d’enregistrer la conversation d’un jeune couple en plein San Francisco. Orfèvre en son métier et reconnu par ses pairs, il parvient à obtenir, via des technologies d’enregistrement sonore qu’il crée lui-même, un grain parfait, captant tous les propos et émotions des deux personnes visées.

Alors qu’il se repasse les bandes pour les rendre plus audibles encore, Harry ne peut s’empêcher d’être taraudé par un sombre sentiment : après des échanges plutôt communs, le couple s’affole, parle d’un danger imminent qui le guette, de la peur d’être épié, de la peur de la fatalité. Il suffit de se plonger peu à peu dans la vie de cet auditeur pour comprendre les similitudes de son propre état émotionnel : Harry vit seul, dans un appartement fermé à triple tour peu meublé qu’il peut quitter à tout moment, essaie de maintenir ses rapports de voisinage au strict minimum, et reste le plus discret possible socialement. Construisant lui-même son matériel de travail, il ne fait confiance en personne, et le peu de personnel qu’il a ressent des difficultés à communiquer avec lui. Pour cela, quelques scènes suffisent. On le voit dans un séminaire où chaque discussion qu’il est contraint d’avoir le gêne, où le sentiment d’être écouté peut le faire entrer dans une colère certaine. On sait qu’il entretient une relation sentimentale, avec distance, jamais dans ses murs, avec une personne à qui il ne confie rien ou ne parle pas. De cet homme seul, torturé et pieux, on comprend la détresse. Cette nouvelle assignation est un point de non-retour : la peur de ce couple devient sa propre paranoïa.
De son propre aveu, Gene Hackman ne s’est pas senti à l’aise dans ce rôle qui est aux antipodes de sa personnalité plus enjouée. Ses difficultés à transmettre l’état dépressif dans lequel se trouve Harry Caul le rend encore plus pertinent, on ressent le doute, l’effroi, et la peur de tomber dans la détresse d’Hackman se reflète avec la peur de tomber dans la folie paranoïaque de Caul. L’enregistrement, pourtant clé centrale du film, n’est pas tant diffusé, mais résonne constamment dans nos esprits : on est dans la peau de cet homme qui se ressasse ces quelques dialogues sans cesse, se remémore l’une de ses anciennes missions qui a mal tourné, et est face à sa propre éthique. Doit-il faire ce pour quoi il est grassement payé en donnant l’enregistrement, ou se refuser à être indirectement responsable d’une nouvelle catastrophe en intervenant ? La terreur de Caul devient réelle lorsque, se refusant à donner l’enregistrement à l’homme de main de son mystérieux employeur, il se voit lui-même menacé. Il est désormais persuadé que s’il n’est aucunement concerné, il est l’acteur direct d’une sale affaire, et que lui seul peut décider de faire échapper deux inconnu·e·s à leur sort funeste.

On suit Harry Caul dans ce dilemme intérieur. Le son étant un facteur important, Coppola agrémente sa fiction de moments musicaux, où seul dans son appartement, Caul se calme en jouant du saxophone sur ses airs de jazz préférés, seul moyen pour lui de ne pas sombrer vers ces voix qui le hantent. En adoptant une narration lente malgré une action constante, toute la tombée vers la paranoïa suit un cheminement logique. On voit le personnage sombrer peu à peu, mais jamais nous ne mettons en doute ses convictions, chaque élément nous confortant dans sa persuasion quant à ce qu’il se passe. Coppola aimant jouer avec son/sa spectateur·ice s’amuse à brouiller des éléments secondaires à mesure qu’il éclaircit les principaux, nous rappelant que nous ne suivons qu’un unique point de vue, une vérité unilatérale qui nous a empêché de nous attarder sur d’autres éléments.
Conversation Secrète est un film sur l’instinct, celui qui ne nous lâche pas tant que tout doute n’est pas dissipé, mais aussi celui qui peut nous faire commettre des erreurs irréparables. Menaces réelles qui ne sont pas forcément celles qu’on imagine et superstitions se mêlent dans ce “thriller d’espionnage” (le genre ne s’y prête pas tant mais c’est là que le film s’apparente le plus) qui ne dévoile ses clés qu’en dernier acte, clés qui restent logique même si on ne les attend pas. Il est dommage de voir que malgré l’amour que lui portent celleux qui ont pu poser leur yeux dessus, le film a été largement oublié par le grand public. S’il est difficile de lui imaginer une seconde vie, on vous recommande chaudement de vous y aventurer, et d’en parler autour de vous.
Conversation Secrète de Francis Ford Coppola. Avec Gene Hackman, Teri, Garr, Harrison Ford, Robert Duvall…1h53. Sortie le 5 juin 1974.
[…] et de ne jamais quitter le point de vue de son protagoniste, Boîte noire fait plus penser à Conversation Secrète de Coppola, à la démonstration de ces « justes » qui comprennent que […]
[…] de divertissement. Un mélange de Thriller parano jouant sur un sens de l’écoute (Blow Out, Conversation Secrète), d’étude psychologique, de traitement d’un quotidien particulier. Jusqu’à un dernier acte […]