Les récits de Henry James ont beau avoir été écrits à la charnière des XXe et XXIe siècles, la quête existentielle de ses personnages subsiste aux coutumes de cet autre temps. Les nouvelles et romans du plus anglais des lettrés américains essuient nombre de dépoussiérages : la sortie récente de La bête dans la jungle de Patrick Chiha et celle toute prochaine de La bête de Bertrand Bonello en témoignent.
Du livre aux salles obscures : un transfert pas si simple ?
En 1996, une certaine Jane Campion, tout juste victorieuse de la palme d’or avec le film d’époque La leçon de piano, renfile le corset pour se prêter à l’effervescence Henry James. Son projet ? Adapter Un portrait de femme (1881), un volume de presque mille pages alternant discussions millimétrées et introspections abondantes.
Une telle ambition cinématographique épouse des airs de challenge personnel, d’autant plus sur un film à la coupe finale de « seulement » 2h13. Le jeu en vaut sans doute la chandelle pour la réalisatrice australienne : Un portrait de femme lui permet de narrer la chronique d’une grande bourgeoise naviguant presque à l’aveugle entre ses obligations, ses désirs et sa prison patriarcale. Des thèmes chers à Henry James lui-même – notamment avec sa nouvelle Daisy Miller qu’adapte fébrilement Peter Bogdanovitch en 1974.
Dans Un portrait de femme néanmoins, l’auteur attaque moins frontalement les charges sociétales pesant sur la gente féminine ; le personnage principal, Isabel Archer, se veut libre, se déclare comme telle et nombre de ses pairs l’y encouragent. Tout sermon discriminatoire est presque absent, quoiqu’il s’en manifeste par une intériorisation collective.
NDLR : Un portrait de femme est l’intitulé français du roman de Henry James. Le film réalisé par Jane Campion porte le titre français de Portrait de femme. En revanche, le titre original des deux œuvres est The portrait of a lady.
Campion intervient dans le terreau fertile de métaphores du livre dont Henry James puise les idées au cours de ses luxueux voyages. La cinéaste s’approprie les lieux décrits par l’auteur : l’Amérique devient une terre de libertés qu’on ne foule jamais du pied, l’Italie muséale se jonche de beaux objets et de femmes dressées et dans l’Angleterre humide éclosent en souffrance les sentiments enfouis.
Corps anciens, rêves actuels
Campion accorde les lieux entre eux pour ériger non pas un mais plusieurs portraits de ladies aisées, puis les étire aux enjeux d’indépendance que poursuivent encore les femmes modernes. L’introduction nous le fait savoir avec une succession de portraits anachroniques de diverses jeunes femmes. Le spectateur doit d’abord soutenir leur regard mordant avant que ne débute l’histoire d’Isabel Archer.
Cette jeune américaine de 22 ans, incarnée dans le film par Nicole Kidman, séjourne en Angleterre chez des cousins. Malgré sa férocité apparente et l’indépendance qu’elle exhibe en parure, Isabel est un personnage hésitant prêt à succomber à nombre de faiblesses auxquelles elle aime se figurer être hors d’atteinte. Une fine ligne entre désir et contrainte volontaire la fait osciller dans une succession de postures paradoxales en appuyant sa fragilité de volonté et sa puissance rêveuse ; comme le déclare l’antagoniste du film, le plus grand défaut d’Isabel est d’avoir trop d’idées. Elle diffère de son alter ego littéraire mais répond à la nécessité de dépeindre un portrait complexe et nuancé, que tout polissage atténuerait.

Entourée d’une imagerie sensuelle absente du livre, Isabel succombe aux jeux de séduction dont l’introduction du film chuchotait déjà la cruelle inévitabilité. Convaincue par une idée de l’amour qui se doit d’être contradictoire à l’ordre établi, Isabel s’enferme sciemment dans une cage en épousant le veule et doucereux Gilbert Osmond. Cet acte incompréhensible, autant pour le spectateur que pour les personnages secondaires, la précipite sans surprise dans la peau d’une lady désenchantée. Commence la seconde partie du film durant laquelle l’emprise masculine s’exerce plus physiquement que jamais.
L’art de donner vie aux discours intérieurs ?
Un portrait de femme n’est pas un roman centré sur le dialogue comme il en a la réputation mais se nourrit de descriptions égocentriques et répétées presque à l’identique pour figurer le lent développement de ses personnages. Leur omniprésence instaure une dictature verbale de la pensée et du comportement des classes corsetées de l’époque – et du sexe qui les dirige. Une telle entreprise est intrinsèquement liée au médium littéraire. Jane Campion a-t-elle réussi son impossible pari cinématographique ?
De toute évidence, le résultat est édifiant. Le film d’une plastique magnifique « saisit l’instant » en ce qu’il capte l’essence de chaque bavardage, chaque confrontation du livre pour en extirper la puissance évocatrice. De gros plans de visage coupés par le format 2.35, imposant toute la palette du jeu de faciès, pallient l’éviction des descriptions intérieures. Ils invitent par l’image à une introspection désormais suggérée et fixent les visages dans un vide latéral où ils se meuvent au gré de leurs pensées.
Des cadres de biais rompant les lignes architecturales des décors se multiplient pour contrecarrer toute idée de sérénité. Il en va de même pour la sérénité même, Serena Merle, femme mondaine plus que convenable – et même trop convenable – dont les petits écarts deviennent monstrueux. Le film instaure une vallée dérangeante visuelle et morale par petites touches. Osmond s’en montre le plus ostentatoire, léchant, grognant, agitant la tête comme un chien fou au milieu des broderies ficelées à outrance.
Peut-être les écarts sur-explicites de mise en scène arborent-ils une superficialité dommageable à l’identité visuelle de Portrait de femme, mais la plume de James trace une cohérence globale si difficile à équilibrer que les essais surréalistes de Campion font figure de tentatives cinématographiques pleines de bravoure. On repense à cette image de flageolets dotés de bouche ou au motif endiablé de parasol tout droit sorti de La maison du docteur Edwards.
À telle étape du livre, James place une ellipse de six mois balayée en quelques lignes. Hors de question d’en faire l’impasse car si James écrit beaucoup, beaucoup de mots, ils ont tous leur importance dans le développement psychique d’Isabel. Campion met en scène le voyage de six mois avec un court-métrage en noir et blanc accéléré, le revêt de bruitages amusants et en souligne la vacuité dans l’étape de vie que traverse Isabel. À chaque enjeu narratif sa solution par une mise en scène créative. Portrait de femme est loin de compter sur sa seule loghorrée pour toucher notre sensibilité.
Il en va de même pour les petits gestes parasites qu’adoptent les participants de cette « règle du jeu » en froufrous car leur comportement est un langage plus explicite encore que leur verve hypocrite. Un souffle, une clochette, le réflexe de se présenter par son capital sans que l’on ne voit son visage : ils sont tous des postures plus ou moins fragiles avant d’être des âmes. Isabel est elle-même un personnage froid et peu attachant, ce qui permet d’ôter du récit un centrisme vers sa persona et de l’objectifier tout en la plaçant progressivement à la même hauteur que sa belle-fille emprisonnée.
Femmes en cage pas vraiment (du tout) dorée
Si le film commence par un gros plan de son visage torturé par ses innombrables et précieux micro-sentiments, Isabel finit en statue pétrifiée dans la colorimétrie glaciale de l’image. Sa silhouette d’albâtre demeure à distance de l’objectif, parmi les couleurs perçantes du musée privé où elle habite. Campion dramatise le récit original et fournit des armes supplémentaires au méchant Osmond dont on peut parfois, chez James, douter de la dangerosité.
Sous les traits du rôdé John Malkovich, ce dilettante représente le flegme du serpent qui n’a pas besoin d’attaquer pour paralyser sa proie. Il n’a ni argent ni titre mais n’en a pas cure pour asseoir sa domination. Chaque outil qu’il veut bien s’approprier devient instrument de soumission, qu’il s’agisse même d’un trait de personnalité aussi inoffensif que la culture générale.

Portrait de femme ne fait pas état d’un quelconque rapport de force entre différentes classes mais s’oriente dans un monde en mouchoir de poche bourgeois où les riches se croisent à travers les continents. Seul le rapport homme – femme est traité, peut-être plus binairement encore que chez James où les différences pécuniaires et sociétales pointaient parfois leur nez. Le potentiel politique de l’œuvre en souffre forcément, mais cette dernière répond à l’attente de son titre et plus encore. Le portrait de femme est ici pluriel, fascinant et… Pessimiste.
Seule la dernière image du film recèle un échappatoire. Isabel tourne le dos au reflet offert par la porte alors que le jeu des miroirs ramène sans cesse les protagonistes féminins à leur fatale condition, future et passée. À travers ces miroirs, Isabel, Mme Merle et Pansy Osmond se surveillent les unes les autres, aussi admiratrices qu’épouvantées. Elles craignent autant qu’espèrent échapper au portrait de femme qui leur est attitré.
Un tableau à la teinte et au cadre maîtrisés
Portrait de femme est une adaptation inespérée, certes. Mais avant tout, Portrait de femme est un film visuellement inspiré et doté d’un exécution aussi précise dans le geste qu’un auteur à la plume acérée. Hors des longs dialogues qui biaisent la perception narrative, la beauté cruelle de chaque plan recèle un discours plus prolifique encore. Sa partition douce et sublime signée Wojciech Kilar (le Dracula de Coppola, Le roi et l’oiseau…), accompagne la performance convaincante de plusieurs générations d’acteurs.
On découvre avec étonnement un tout jeune Christian Bale dont la bouche pataude réussit à son incarnation de bébé gentleman mal dégrossi. Nicole Kidman est – comme toujours – parfaite, mais Barbara Hershey lui vole presque la vedette dans leur duel aussi dantesque que subtil. Le seul bémol serait le trop bon casting de John Malkovich dont la filmographie et la gouaille se rapprochent déjà beaucoup de son personnage pour qu’on n’y voit pas une redite de composition. Il existe pire défaut à souligner !
Portrait de femme de Jane Campion. Écrit par Laura Jones, d’après le roman Un portrait de femme de Henry James. Avec Nicole Kidman, John Malkovich, Barbara Hershey… 2h13
Sortie le 18 décembre 1996
Billet sensible comme le film. Il reste des choses politiques toutefois dans la description de cette société, derrière l’incarnation de Nicole Kidman et la sensibilité de son personnage. Rien qu’Osmond a tout du parasite de la haute bourgeoisie n’y étant rattaché que par ses unions très intéressées. Tu rappelles que le compositeur est celui de Dracula. A mes yeux, Osmond a tout du vampire (voir sa déclaration d’amour laissée dans les ombres d’un mausolée). Il porte une idée de lutte sociale, même si ce n’est pas de celles auxquelles on pense habituellement. Mme Merle est d’ailleurs sa première victime. Et puis il y a cette question des biens et de la propriété foncière entre des mains exclusivement masculines et toujours convoités par celles-ci. Comme j’en parle dans un papier ailleurs, j’adore la scène de bal à laquelle je donne un sens qui se rapporte aussi à ces enjeux entre hommes et femmes de ces classes privilégiées.