[CRITIQUE] Ferrari : une affaire de famille

1er mai 1994. Grand Prix de Saint Marin en Formule 1 sur le circuit Enzo e Dino Ferrari (certains noms ont une aura funeste…). Après l’accident mortel de Roland Ratzenberger la veille lors des essais, Ayrton Senna file en tête devant son principal rival, le jeune Michael Schumacher, avant de perdre la vie à son tour suite à la perte de contrôle de son véhicule dans un virage au sixième tour. Schumacher remporte la course et son premier championnat à la fin de l’année. Même sans l’avoir vécue (quelle drôle d’expression quand on y pense), cette course et son issue fatale font partie de l’imaginaire collectif. Elle est l’un des exemples les plus frappants du paradoxe beauté-cruauté du sport, de l’automobile en particulier, avec l’idée que l’imprévisible (id est l’accident mais au sens premier, latin, « ce qui advient ») peut surprendre même les plus expérimentés et avoir des externalités positives. Tout est histoire de détails mais on ne peut tous les maîtriser ; le bitume est facilement traître, la carrosserie que l’on pense parfaite peut faire défaut, et la vitesse exacerbe le moindre danger lié à la perte de concentration ou à la malchance. En prenant du recul, c’est bien cette double composante, l’importance des détails confrontée à l’imprévisibilité, qui rend l’idée même de voir Michael Mann s’emparer du sujet automobile aussi logique qu’étrange.

Les voitures ont toujours eu la part belle dans son œuvre, à la fois comme outil de travail (le taxi de Collateral), symbole d’élégance (la Ferrari de Miami Vice) et prolongement des personnages qui les conduisent dans un rapport presque érotique à la surface métallique. Ferrari, par son sujet (Enzo est à un croisement de sa vie professionnelle – l’entreprise risque la faillite – et intime – sa femme est sur le point de découvrir qu’il mène une double vie), embrasse l’importance de l’automobile pour en faire le cœur même du film : une machine d’apparence parfaite qui peut faillir malgré elle. Son cinéma est affaire de détails, le rapprochant de l’horloger suisse tout autant que du constructeur italien. Cette dimension mécanique, parfaite est menacée entre autres par l’écueil le plus cruel qui soit dans une entreprise comme Ferrari : la reconstitution – et par extension le ronronnement cinématographique doublé d’une absence de surprise. Il ne peut y avoir d’imprévisibilité ici : à moins de connaître l’histoire du Commandatore et des Mille Miglia, l’année 1957 est lointaine, les courses ont été réalisées, les scores connus et les dés jetés. Mann est contraint de refaire l’histoire. L’exercice le connaît, il l’a déjà relevé avec Ali par exemple, mais comment se renouveler vingt ans après, d’autant plus en délaissant les grandes villes américaines pour la campagne italienne ? La réponse est en réalité dans la question, le poids de l’âge fait son œuvre et si le projet est dans la tête de Mann depuis des décennies, il n’est plus le même homme ni le même cinéaste. Le solitaire semble désormais habité par d’étranges fantômes, figures de son cinéma qui viennent parasiter la bonne tenue de route de la carrière d’Enzo Ferrari (Adam Driver), à la fois incarnation de base de la matrice mannienne et son évolution finale. Il ne s’agit pas là de ressortir l’éternelle ritournelle du professionnel séparant travail et vie intime mais de considérer Ferrari comme une sortie de route, presque un aveu d’échec de ce concept et une rupture du cinéma de Mann vers de potentiels nouveaux horizons.

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La marque Ferrari est dans son essence même une affaire de couple, celui qu’il forme avec Laura (Penelope Cruz) tandis que son intimité est partagée entre ce premier lit et celui de Lina Lardi (Shailene Woodley), son autre femme avec qui il a un fils non reconnu, Piero. Pas de frontière possible entre ces différents mondes autour desquels il gravite bien qu’il parvienne momentanément à camoufler sa deuxième famille à Laura. Rien ne peut être parfaitement maîtrisé, tout est affaire de concession. Sa liberté de couchage a pour seule limite de rentrer à une certaine heure le matin pour garder les apparences d’un ménage uni, ce qu’il rate dès le départ au point de se faire tirer dessus par Laura qui s’affirme comme un contrepoids évident. De fait, si Enzo est le personnage principal, Ferrari est moins un film sur lui que sur son union et ce qu’elle implique ; un vrai mélodrame teinté de scènes d’action. Il n’y a qu’à contempler les quelques plans qui suivent l’apparition du titre, ces paysages au petit matin qui rappellent par leurs couleurs et les quelques bâtiments au fond la peinture néo-classique/pré-romantique, installant une ambiance spectrale bien loin des mégalopoles habituelles. Hors du tumulte contemporain de ces dernières, le temps semble figé à Modène et ses alentours malgré les tentatives maigrement grisantes d’Enzo de vivifier cela – sa conduite de course une fois passé le portail de Lina, les records de tour de piste. La mécanique est aussi huilée (inserts millimétrés sur le levier de vitesse et ronronnements de moteurs d’époque participent à une mélodie des plus enivrantes) qu’elle tourne sincèrement à vide. On tourne en rond, on change de pneus comme de pilotes une fois qu’ils sont crevés et on espère toujours que ça finira par aller de plus en plus vite. C’est la course à la mort de l’an 1957. S’agit-il d’y échapper ou de l’atteindre le plus efficacement possible ? Enzo répond justement en injuriant ses troupes pour leur couardise face au risque. La mort comme source de motivation, voilà ce qui anime Ferrari. Enzo a perdu son frère et ses meilleurs amis quand il était jeune, puis son fils Dino et depuis différents pilotes de son écurie. C’est précisément ici que l’habitus mannien est perturbé. La visite au cimetière pour parler à Dino n’est pas un privilège pour Enzo mais un droit, un rite qu’il partage avec Laura. Ils ne sont plus liés que dans l’amour qu’ils portent à cet être disparu et par la cogestion de la société, leur autre enfant sur le point de mourir faute de bons résultats. Chacun vit son deuil séparément, à la fois différemment (un monologue larmoyant pour Enzo contre un silence de marbre pour Laura) et identiquement (un plan séquence sur le visage de chacun). Deux faces d’une même pièce sur le point de rouiller face à un ennemi commun : le temps. C’est ce qui fait la beauté surprenante de Ferrari. Là où l’on s’attendrait à ce que la course soit l’objet de la confrontation finale, celle entre Ferrari et Maserati, Mann déplace son enjeu vers l’opposition qui compte, entre Enzo et Laura, faisant du point culminant de son récit un règlement de compte intense qui surprend par l’imprévisibilité du comportement de cette dernière pour redistribuer les cartes.

Souvent réduite à une fonction – et Ferrari ne fait pas tant exception en un sens –, la femme dans le cinéma de Michael Mann est souvent celle qui perturbe, déstabilise en faisant changer (ou presque) le héros de trajectoire. Or, Laura se révèle être bien plus retorse et complexe qu’elle n’y paraît. En suivant son quotidien de gestionnaire à domicile, Mann montre une femme aussi recluse qu’habile qui connaît mieux que son mari les tenants et aboutissants de ses actions à une exception près – la double vie qu’il mène – qu’elle finit tout de même par découvrir. Sa présence à l’écran interrompt fréquemment le film de voitures que l’on pense suivre pour mieux ramener Ferrari à son essence familiale et créer un lien intime avec le spectateur qui n’est plus seulement soumis à la vibration motorisée – certes euphorisante mais ô combien cynique dans son déroulé – mais investi émotionnellement et intellectuellement par la dimension humaine de ce qui se joue en coulisses. C’est dans ces élans que Mann réussit le mieux : à travers les lettres qu’écrivent les soldats de l’écurie à l’aube de leur bataille sur le bitume dont ils ne savent s’ils vont revenir ; par la relation père-fils qui se dessine avec Piero qu’il essaie d’amener vers sa passion de constructeur automobile en lui expliquant le fonctionnement d’un moteur. « When a thing works better, usually it is more beautiful to the eye », une réplique qui vaut d’une part pour le cinéma de Michael Mann mais qui s’applique tout autant aux deux sphères familiales d’Enzo. Rappelez-vous les plans déjà évoqués du début qui précèdent la découverte du lit adultérin aux airs de paradis perdu où règnent une douceur étonnante et des couleurs chatoyantes. Comparez-les maintenant à la résidence Ferrari, tout en contraste où les couleurs sombres jurent avec le reste des décors et révèlent une pourriture intérieure qui menace d’exploser comme la balle tirée par Laura au premier retour tardif de l’époux. Le mariage dysfonctionnel est triste à voir face au couple caché qui laisse songeur. Ainsi, Laura parasite l’existence d’Enzo, le ralentit pourrait-on croire alors qu’agissant dans l’ombre elle leur assure un avenir mutuel quoiqu’isolé. Peu avant la dernière discussion avec Laura, on apprend que celle-ci a retiré tout l’argent des comptes bancaires du couple suite à la course et au terrible accident qui a eu lieu. On en vient à croire, aux côtés d’Enzo, qu’elle a pris la fuite et l’a abandonné – ce qu’il n’aurait pas volé – mais il n’en est rien. Le champ contrechamp (comme la réponse à celui du cimetière pour enterrer leur vie à deux) qui suit n’en est que plus délicieux et voit ultimement la femme de l’ombre prendre la lumière pour mieux s’approprier le récit. Ce sont ses termes (le cash pour sauver son image et le droit de vivre avec Lardi contre l’interdiction de donner à Piero le nom de Ferrari tant qu’elle vit) et rien d’autre. La mécanique a définitivement fini de vriller de l’intérieur et ce qu’il reste de l’homme (celui qui travaille et donc se croit tout permis) se fait démonter une bonne fois pour toutes. Fin de la figure classique mannienne ? N’allons peut-être pas jusque-là, tout comme n’allons pas jusqu’à surinterpréter cette prise de pouvoir féminine dans l’œuvre de Mann. Demeure un geste, plus imprécis que parfois sûrement, mais paradoxalement touchant. Comme quoi, même une chose qui ne fonctionne pas parfaitement peut être belle.

Ferrari, de Michael Mann. Écrit par Troy Kennedy-Martin. Avec Adam Driver, Penelope Cruz, Shailene Woodley… 2h10
Sorti le 8 mars 2024

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