Près de 54 ans après sa sortie en salles, L’amour fou de Jacques Rivette ressort dans une version restaurée en 4K. Il vient d’être présenté pour la première fois sur grand écran dans la section Cannes Classics du 76e Festival de Cannes qui a ouvert ses portes ce mardi 16 mai. L’occasion unique de (re)découvrir un film qui n’avait plus lieu d’être après que le négatif 35mm ait été brûlé dans l’incendie survenu au laboratoire GTC en 1973. À partir de diverses sources conservées aux Archives du film et dans les stocks d’Éclair-Préservation, le film a pu être restauré et ressort en salles le 13 septembre grâce aux Films du Losange (qui ont également ressorti La maman et la putain, également ouverture de Cannes Classics l’année dernière).
Claire et Sébastien forment un couple supposément heureux. Elle est comédienne et lui metteur en scène, dont le prochain projet porte sur une adaptation théâtrale d’Andromaque, où Claire y incarne le rôle titre, Hermione. Alors que toute la troupe répète sous l’oeil aguerri de Sébastien ainsi que d’une équipe de tournage venue filmer les répétitions et les coulisses de la pièce, Claire quitte subitement le navire après une répétition qui s’est mal déroulée. S’il se rend plus ou moins compte que sa femme va mal, Sébastien se doit de continuer la préparation et de trouver une nouvelle actrice pour le rôle d’Hermione. Au grand dam de Claire, il fait appel à Martha, qui n’est autre que son ex-femme.

L’amour fou n’est pas seulement un film dense de par sa durée, il l’est aussi par ses thématiques. Jacques Rivette explore l’art sous différentes formes et différents médias. Il y a tout d’abord la mise en scène d’Andromaque où il exploite plusieurs pistes artistiques qui n’aboutissent pas toujours. À mesure des répétitions, ses comédien·nes se posent même des questions sur ses divers choix. Pourtant toute la troupe reste unie, décidée à mener ce projet à terme. Sauf que tout bascule lorsque Martha remplace au pied levé Claire, et semble bien plus à l’aise que sa prédécesseure. Une alchimie se redéssine entre Sébastien et Martha, créant ainsi de la jalousie pour celle qui, en plus d’être à l’écart du projet, l’est aussi de son mari qui passe toutes ses journées au théâtre. Dès lors que cette inconnue rentre dans l’équation, la pièce d’Andromaque se dédouble : se dessinant sur scène mais aussi dans l’appartement du couple où Claire sombre dans une jalousie dévorante. Dans un montage criant de vérité où la douleur et la tristesse se font ressentir, Martha répète son texte sous le regard de Sébastien tandis que Claire récite sans grande conviction le même texte, seule dans sa chambre. La pièce prend vie tandis que Claire y laisse la sienne.
Pendant ce temps, l’équipe de tournage scrute les moindres faits et gestes de chaque membre de l’équipe, permettant à Rivette de prendre de la distance avec ses personnages et de mettre en abîme son film. Il ne se contente plus de filmer la troupe de théâtre, il filme les technicien·nes qui filment les comédien·nes. Les niveaux de lecture sont tout autre, le montage également puisqu’il alterne régulièrement les points de vue. Il va jusqu’à tenter d’assouvir la curiosité malsaine (qui pique forcément le/la spectateur·ice durant le visionnage) d’un membre de l’équipe de tournage qui, sous couvert de making-of, essaie de savoir auprès de Martha ce qui s’est passé auparavant avec Sébastien et comment elle a fait pour décrocher le rôle. Tout au long de ce récit fleuve qui alterne répétition et vie de couple dans l’appartement, nous assistons à la désintégration d’un couple. Après avoir quitté la pièce de théâtre, Sébastien s’éloigne de Claire même si le devoir conjugal le rappelle auprès d’elle suite à une tentative de suicide. Les morceaux se recollent facticement avant que tout ne s’écroule de nouveau. Sébastien détourne le regard, se moque d’elle (lorsqu’il la compare à un chien sur la pochette d’un disque), ne voit pas (ou ne veut pas voir) sa détresse.

Destruction des liens amoureux mais aussi physiques qui s’est entamée avec la tentative de suicide de Claire (“La prochaine fois je ferais mieux” dit-elle d’un ton détaché) mais aussi son rapport à la mort en général que ce soit la sienne ou celle de son mari. Lorsqu’elle lui annonce son désir de le quitter un moment, il entre dans une transe, allant jusqu’à déchirer ses vêtements aux ciseaux. Des liens d’une auto-destruction qui sait rapprocher le couple le temps d’un instant suspendu quand Sébastien s’accorde quelques jours de repos et décide de gribouiller des dessins sur la tapisserie avant de tout arracher, comme une envie de recommencer à zéro.
Pour incarner ce couple flamboyant, Jacques Rivette a fait appel à Bulle Ogier – qui a réitéré le fait que ce soit son film préféré – et Jean-Pierre Kalfon pour leur jeu bien plus physiques que la plupart des comédien·nes de cette époque (source : une interview pour Positif en avril 1969). Leur alchimie est remarquable car ils arrivent autant à s’aimer qu’à se détester. On a envie de haïr Jean-Pierre Kalfon pour son ignorance et son amour aveugle pour sa pièce alors qu’on a envie d’étreindre Bulle Ogier pour ne plus jamais la laisser repartir.
L’amour est fou, l’amour rend fou. Peut-être que le théâtre et le cinéma aussi après tout. Qu’à cela ne tienne, Jacques Rivette a bien décidé de se l’approprier pour proposer un objet filmique unique et rare. Alors laissons-nous porter au gré des paroles de Racine pour embrasser la fin d’un couple et le début d’une pièce de théâtre.
L’amour fou, de Jacques Rivette. Écrit par Marilù Parolini et Jacques Rivette. Avec Bulle Ogier, Jean-Pierre Kalfon, Josée Destoop… 4h14
Sortie le 15 janvier 1969.