À travers l’histoire de Sylvie (Virginie Efira), vivant à Brest avec ses deux enfants Jean-Jacques (Félix Lefebvre) et Sofiane (Alexi Tonetti), la réalisatrice Delphine Deloget interroge les notions de famille et des responsabilités de chacun au sein de celle-ci. Dans Rien à Perde, Sofiane, le plus jeune des deux garçons, se brûle en essayant de faire des frites un soir où sa mère travaille dans la boîte de nuit où elle est serveuse. Inquiets quant à l’intégrité physique de l’enfant au sein d’une famille où ils jugent un manque de surveillance, les services sociaux décident de placer l’enfant en foyer le temps d’enquêter. La cinéaste choisit de ne pas montrer l’accident et de commencer son film directement sur Jean-Jacques emmenant, allongé dans un cadis de supermarché, Sofiane à l’hôpital. Dès les premiers plans de Rien à Perdre, la brûlure de Sofiane est un élément passé que les personnages doivent constamment confronter.
La force du film de Deloget est de ne pas prendre parti et de ne juger aucun de ses personnages. Les protagonistes le font bien suffisamment entre eux, permettant à la cinéaste de maintenir une narration dont le point de vue externe nous rend spectateurs et non complice de la pensée des personnages. Nous ne sommes ni amenés à embrasser les arguments des travailleurs sociaux, accusant la mère d’un manque total de vigilance et d’encadrement dans l’éducation de ses enfants, ni ceux de la mère, persuadée d’être la victime d’une erreur judiciaire. Bien sûr, nous sommes tout de même enclins à prendre parti pour Sylvie, dont les circonstances atténuantes ne sont aucunement prises en compte par les services sociaux. Mais cela n’est en aucun cas forcé par un quelconque artifice de mise en scène et vient assez naturellement par la subtilité du jeu des acteurs. Effectivement, aucunement besoin pour créer l’émotion de gros plans sur les visages de ses personnages en pleurs ou de plans-séquences d’acteurs passant en revue leur éventail de nuances de la colère. Delphine Deloget sait diriger ses acteurs et, malgré la pression que peut représenter un tel casting pour un premier film de fiction, arrive à obtenir le meilleur d’eux sans avoir à appuyer certaines émotions par des mouvements de caméra artificiels.

Car en plus de Virginie Efira et de l’énergie démentielle qu’elle fournit à enchaîner les grands rôles dans de grands films, Rien à Perdre tire sa force de l’interprétation des deux fils. Félix Lefebvre, révélé dans Eté 85 de François Ozon et plus récemment impressionnant dans La Passagère de Héloïse Pelloquet, interprète tout en nuance un jeune homme doux mais perdu face aux événements que sa famille subit. Incapable de les confronter, ils l’empêchent d’être véritablement lui-même. À l’inverse, Alexi Tonetti interprète Sofiane, un jeune garçon débordant d’énergie et de colère et peu enclin à gérer ses propres émotions face à l’injustice qu’il subit. Car si la mère et les services sociaux se renvoient constamment à la responsabilité l’un de l’autre, la réelle victime de Rien à Perdre est ce jeune garçon de huit ans qui du jour au lendemain perd ses repères et sa famille afin d’être parachuté dans un lieu qu’il ne connaît pas et auquel il n’a aucune envie de s’acclimater.
Premier long-métrage d’une réalisatrice provenant de l’univers du documentaire, Delphine Deloget use de cette force afin d’apporter une crédibilité certaine à son film. Elle a écumé les MECS (Maison d’Enfants à Caractère Social) et analysé les interactions entre parents et services sociaux dans le but d’affiner les propos du film et de les faire coller à une probable réalité. À la manière d’un documentaire, la cinéaste garde ses distances avec les « personnes » qu’elle filme afin d’en respecter une certaine intimité, tout particulièrement lors des visites médiatisées (sous la surveillance d’un éducateur spécialisé) de Sylvie et de Jean-Jacques auprès de Sofiane. Prenant place au cœur du foyer où est logé l’enfant, ce qui est censé être un moment convivial de retrouvailles familiale s’apparente plus à un parloir de prison dans lequel tout ne peut être dit ou entendu. Ces séquences de médiation constituent, par ailleurs, les seules filmées par la cinéastes au coeur du foyer. Embrassant pleinement le point de vue des deux membres de la famille restés à l’appartement, Deloget nous prive volontairement du quotidien de Sofiane.

Ce qui ressort de Rien à Perdre, ce sont les obstacles qui se dressent sur la route de cette mère et de ses deux fils. Outre les services sociaux, les deux frères de Valérie entrent également dans l’équation, parfois afin d’aider leur sœur, mais fonctionnant souvent sur un courant alternatif à celle-ci. La famille proche devient une barrière au bon fonctionnement du cercle dur et fait celui-ci se refermer quotidiennement un peu plus sur Valérie et Jean-Jacques, privés de Sofiane. Faire que ce point de départ, un accident de cuisine, ait un effet boule de neige s’amplifiant tout au long du film témoigne d’une véritable réussite dans la constitution du rythme du film. La cinéaste y imprègne un dynamisme inattendu pour un drame social et, de la même manière qu’a pu le faire l’excellent Jusqu’à la Garde (2017), transforme son film en une sorte de thriller, de course contre la montre où rien n’importe plus pour la mère que la sécurité et l’amour qu’elle porte à son enfant.
Rien à perdre de Delphine Deloget. Avec Virginie Efira, Félix Lefebvre, Alexi Tonetti…1h52
Sortie le 22 novembre 2023
Présenté au festival de Sarlat 2023