Filmer la nature fait partie de ces gestes instinctifs de cinéma, vieux comme cet art et, en un sens, vieux comme le monde. Cette action, si primitive soit-elle, pose néanmoins deux questions : y a-t-il plus beau que ce qui nous entoure ? Surtout, est-ce nécessairement beau ? Car il en va, évidemment, de la question du filmage, de la mise en scène. Tout le monde peut capturer un joli paysage – il n’y a qu’à aller sur les réseaux sociaux et observer n’importe quelle photo que l’on oublie la seconde suivante –, mais personne n’eût pu faire Tabou, si ce n’est Murnau, ni Nanouk excepté Flaherty ; ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les deux hommes ont collaboré pour la réalisation du premier. La comparaison est grossière, mais pas hasardeuse. La différence d’approches en est au cœur. Si Murnau et Flaherty nous émeuvent et nous marquent à vie, c’est par leur rigueur morale, étrangement religieuse et scientifique, conférant à chaque cadrage une puissance presque vertigineuse, doublée d’une idée essentielle : explorer le rapport de l’homme à ce qui le dépasse. C’est le palmier duquel descend le héros, de taille alors risible, de Murnau à la vue du navire, et ce plan séquence de chasse aux phoques où Nanouk s’approche de ses proies pour mieux les surprendre. C’est aussi, désormais, Katia Krafft devant un mur de lave dont elle essaie de prendre la température entre deux jets mortellement dangereux, ou Maurice, son mari, en train de flotter sur un lac d’acide à côté d’un volcan. Ce sont, en réalité, tant d’images que Fire of love offre à voir.
La poésie dont fait preuve ici Sara Dosa, celle de mêler l’histoire intime à l’épique dans un florilège d’archives étonnantes, n’a d’égale que l’audace de ses sujets. Ce couple – dont on ne sait finalement pas grand-chose sur sa rencontre, bien qu’elle soit racontée sous trois angles différents, tous très ludiques – agit par Passion. Celle pour la Nature d’abord, et plus précisément la volcanologie, dont ils se sont faits les plus reconnus représentants de leur génération. La leur ensuite, nourrissant leurs folies respectives et leur jusqu’au-boutisme affolant – malgré quelques amusantes divergences d’opinion. Une dernière, christique en un sens, tant leur funeste sort, annoncé rapidement, a tout du sacrifice pour la cause humaine ; Maurice dit lui même qu’en ayant voulu fuir l’humanité en allant dans les hauteurs, il a finalement fini par s’en rapprocher. La dimension humaine se heurte une fois de plus à celle, divine et rationnelle, de la Nature, de l’insondable et du violent, et émerge la question de la vocation à résoudre une équation potentiellement sans réponse. Il y en aurait pourtant une, nichée quelque part entre les colures de ce collage didactique monstre quasi godardien – mêlant archives personnelles, émissions d’antan, animation et nouvelles prises – affublé d’une voix off plutôt truffaldienne, qui voudrait que le respect de ce qui nous précède aide à mieux l’appréhender.

On dit que l’on filme ce(ux) que l’on aime, mais a-t-on vu plus belle déclaration d’amour que les plans faits par Maurice captant tantôt Katia, tantôt la nature, tantôt les deux ensemble ? Il n’y a guère que Rossellini filmant Ingrid Bergman sur le Stromboli – volcan également au cœur de l’idylle des Krafft –, qui a réussi pareille entreprise. C’est peut-être là, d’ailleurs, que Dosa s’égare, dans un retour excessif à la romance – certes au cœur du récit comme en témoigne le titre – par le monologue didactico-neu-neu d’une Miranda July qui semble parfois de trop dans un exercice où les images parlent d’elles-mêmes… Encore une fois, revenons à Murnau et l’absence de cartons de Tabou ; quel drame de ne pas croire en la force du cinéma quand celui armé de la caméra, lui, n’a aucun doute. Car, outre la nature, il est évidemment question de cinéma, voire de cinémas. Du divertissement SF à la Wilcox aux westerns sur fond de Morricone, en passant par les documentaires de Cousteau – dont ils se font vestimentairement les héritiers – Maurice et Katia, bien qu’ils l’aient réfutés, sont autant cinéastes que scientifiques, sortes de Werner Herzog alternatifs–, aventuriers intrépides à la politisation grandissante. Jordan Peele et son Nope n’ont rien inventé, il suffit de regarder Maurice foncer tête baissée vers le brasier, embrassant pleinement la veine romantique du chercheur d’or prêt à mourir pour la pépite rare. Un or qu’ils sont suffisamment braves pour mériter, mais ce sésame, résidant dans la bouche – dont ils n’ont pas besoin de réclamer l’ouverture – des monstres rouges « gentils » et gris « tueurs », n’est autre qu’un espoir à apporter.
Le cinéma est, depuis toujours, un art de la prévention au même titre qu’un art du constat ; c’est La règle du jeu et J’accuse version 1938 d’un côté, et Rome, ville ouverte de l’autre. Maurice et Katia, eux – surtout elle –, se placent dans l’entre-deux. L’instantanéité documentaire a tout du meilleur de Rossellini – et le fait qu’ils soient les premiers, comme disait Daney pour Stevens dans les camps, les sauvent de l’embellie malsaine à la Kapo – et leur œuvre au sens large, par les précisions apportées sur les fonctionnements volcaniques et la nécessaire adaptation humaine à ceux-ci les placent du côté du Gance prophétique. Par son assemblage image-son – le déchirant commentaire de Katia sur les effets de l’éruption ayant causé 25 000 morts vient crever le cœur, marquant la première remise en question de leur vocation –, Dosa opère une double politisation des actions du couple ; agir pour les humains revient aussi à agir pour la planète, en prenant le pli de son infinie supériorité. Moins Icare que Newton dans la dévotion, leur mort tragique n’est pas tant due à un hybris malvenu qu’à la volonté d’aller au bout d’une démarche contrariée par le souffle inattendu d’un de leurs sujets. La morale du conte n’en est que plus belle, quand nous est révélé qu’une éruption dans les jours qui suivent a pu être parfaitement anticipée grâce à leur militantisme sur la question. Le Feu de l’Amour qui les a consumé est le même qui incitait Maurice à vouloir dévaler une coulée de lave en bateau malgré les remontrances de Katia. Kraf(f)t veut dire force en allemand, or y a-t-il de plus beau tour de celle-ci que celui de la manivelle d’une caméra incandescente liant, pour l’éternité, deux âmes face à l’immensité de leur quête ? “J’ai vu tant de gens si mal vivre, et tant de gens mourir si bien” disait un poète, adage valant bien à ces deux casse-cous qui, avant toute chose, ont été, au sens le plus pur du terme. Je dirais à mon tour, reprenant de plus belle la célèbre interrogation shakespearienne, que ceux pour qui la si belle fin de Maurice et Katia Krafft n’est pas une source de motivation à toute épreuve, ceux-là précisément, ont décidé de ne pas être.
Fire of love réalisé par Sara Dosa. Avec Katia et Maurice Krafft. 1h33
Sorti le 14 septembre 2022.