Attention, cet article a été rédigé par deux de nos rédacteurs. Les crédits sont en fin de texte.
American beauty (1999) : Débuts insolents
Le rêve américain, en théorie, se base sur l’égalité des chances. Toute personne, quelles que soit ses origines, sa couleur de peau, son statut social ou encore son éducation, doit se voir offrir les mêmes opportunités que les autres, les mêmes chances de succès. Et par succès, on ne parle pas forcément de réussite ?nancière, mais de réel épanouissement, de pouvoir avoir le métier que l’on souhaite et dans lequel on ressent du plaisir, de pouvoir construire sa vie de famille sans se soucier du lendemain. Mais dans le pays où il faut payer pour pouvoir éduquer ses mômes (égalité pour tou·tes ? Belle ironie, sors d’abord ton portefeuille) et où le capitalisme est roi, l’idéal que tout Américain·e moyen·ne hurle avec ?erté se voit meurtri, corrompu par le tout argent, et la concurrence. Concurrence professionnelle, mais aussi sociale, il ne s’agit plus tant de réussir pour soi, il s’agit de réussir pour le montrer aux autres, et être toujours un poil au-dessus de son/sa voisin·e.

Cette science du paraître, les Burnham en sont les expert·es. Dans leur banlieue parfaite, iels ont la maison parfaite, sont le couple parfait, ont les métiers parfaits, la ?lle parfaite, les voisin·es parfait·es, rien ne dépasse ni ne sature. Sauf que cette façade, que l’on devine très rapidement, est sur le point d’éclater. Lester (Kevin Spacey) aborde sa crise de la quarantaine, et avec elles les envies de liberté : envie de quitter son boulot qu’il déteste, quitter sa femme devenue selon lui une poupée plastique sans âme, de se taper, car c’est là l’élément déclencheur, Angela Hayes (Mena Suvari), la copine de sa ?lle Jane (Thora Birch), qui du haut de ses 16 ans et de ses airs d’allumeuse sûre d’elle le fait rêver. Angela représente la liberté sexuelle qu’il n’a plus, se vante constamment de ses expériences avec les hommes, souvent dans du dialogue cru, et pousse Jane, dans les bras de Ricky Fitts (Wes Bentley), jeune voisin récemment arrivé, aux prises avec un père (Chris Cooper) militaire, autoritaire et hautement homophobe. Jane est d’ailleurs le second élément en passe d’attirer le chaos au sein de la famille. Elle qui passe d’enfant parfaite à adolescente en ébullition, n’en peut plus de ces carcans hypocrites dans laquelle les sien·nes évoluent, ni de sa mère qui ne la comprend pas ou de son père qui a renié son ancienne complicité avec elle pour préférer reluquer sa copine. En choisissant Ricky comme constat de rébellion, lui qui deale toutes sortes de drogues et semble un électron libre, elle découvre une sensibilité et un romantisme insoupçonné.

Carolyn (Annette Benning), qui joue à l’épouse et la mère parfaite, et qui est en un sens celle qui a contribué à rendre la famille aussi morne, se lance quant à elle en quête du frisson. Éloignée de ce mari qui l’ennuie à mourir, elle recherche l’insolite, l’interdit qui lui fera ressentir son corps, ses émotions. Au fond, les Burnham veulent tou·tes la même chose : vivre à nouveau, selon leurs désirs, retrouver leur folie, leur jeunesse, ou le droit à l’insouciance que Jane n’a pas connue. Mais au centre de leurs non-dits, de cette haine qui s’est instaurée entre elleux et qui a atteint un point de non-retour, la famille est vouée à sa perte. Lester le dit d’ailleurs dès l’introduction : il va se libérer mais également mourir. L’ébullition prend place, tout le monde converge autour de lui, lui déclamant sa colère ou le voyant comme une manière subsidiaire d’en?n relâcher ses nerfs. On sait que la mort le guette, mais on ne sait de qui elle va venir tant tout le monde a une raison. À la manière de Ricky, qui épie les Burnham avec sa caméra, Sam Mendes se pose dans ce petit monde, narre de manière chorale les déboires de chacun·e, et nous mène lentement vers l’apothéose explosive. On entre dans les têtes de ces personnages, découvrant leurs fantasmes (notamment ceux de Lester envers Angela, dans ce foisonnement de roses rouges), et Mendes se joue des cadres pour illusionner la réalité. La photographie de Conrad L.Hall, qui fera une seconde collaboration avec Mendes pour son métrage suivant, et la musique magnétique de Thomas Newman contribuent à cette ambiance épurée, totalement lisse et désincarnée, qui joue de ses aspérités que l’on ne remarque que peu avant qu’elles n’envahissent le cadre.
« There’s nothing worse than being ordinary »
En voulant jouer l’adulte expérimentée, Angela manque de perdre son innocence au pro?t d’un Lester qui conçoit en?n son fantasme juvénile comme une perversion, et renvoie à tous ceux rêvant d’une scène de sexe entre cet homme mûr et cette jeune enfant leur statut de complice. Le père de Rick, ?er de son homophobie, prend conscience face au départ de son ?ls de sa propre sexualité. À se mentir, on ne vit pas. Sam Mendes éclate le rêve américain, y libère les frustrations liées à cette course à la gloire vaine, et se demande simplement : être le/la meilleur·e vaut-il le sacri?ce de soi ? Tant de remises en questions pour un ?lm qui parvient en deux heures à traiter parfaitement des maux modernes. Un départ de carrière ?amboyant pour Sam Mendes, qui ne cesse depuis de varier ses tons.
Les sentiers de la perdition (2002) : Citer ses classiques
Après une œuvre aussi dense qu’American Beauty, dif?cile pour Sam Mendes de savoir sur quel type de projet s’atteler. Avant de repartir vers une critique acerbe des mentalités guerrières américaines avec Jarhead, il se dirige vers la ?ction pure, mais également le récit historique, avec Les Sentiers De La Perdition. L’histoire est celle de Michael Sullivan (Tom Hanks), homme de main d’un patron de ma?a irlandaise, John Rooney (Paul Newman), pendant la Grande Dépression. Il est envoyé pour régler un différend avec un associé d’affaires, mais ce dernier se retrouve assassiné par Connor (Daniel Craig), le ?ls de Rooney. Élément perturbateur, Michael Jr (Tyler Hoechlin), alors caché dans le véhicule, assiste à la bavure. Malgré la con?ance entre John Rooney et Michael Sullivan, Connor part dans un épisode de paranoïa et, dans un geste désespéré, décide de faire tuer Michael, et d’assassiner lui-même les membres de sa famille. Perdant sa femme et son plus jeune ?ls, Michael s’enfuit, aux côtés de Jr, et s’efforce de survivre alors qu’un tueur à gages (Jude Law) est à leurs trousses.

Retranscrire les années 30, réussir à nous plonger dans une période donnée et nous la rendre crédible n’est pas chose simple. Pourtant, Les Sentiers De La Perdition s’inscrit dans la lignée des grands néo-noirs, notamment grâce à la photo de Conrad L.Hall. Pour son dernier ?lm (il meurt peu de temps après le tournage), le chef opérateur met tout son talent et son expérience au service d’une retranscription précise, pour un genre sur lequel il a déjà excellé (Fat City de John Huston en 1972, Black Widow de Bob Rafelson en 1987). Vient s’ajouter la bande originale, toujours de Thomas Newman, qui parfait cette ambiance léchée au possible. On déambule dans ces décors travaillés, ressentant les affres et les problématiques de l’époque, et le casting, où les égos pourraient se bousculer vu le nombre de grands noms présents, se mêlent parfaitement à la danse, offrant des personnages forts, dont un Paul Newman mémorable, lui aussi dans l’un de ses derniers grands tour de piste. On retrouve une thématique chère à Mendes, celle de la cellule familiale éclatée. La mort guettait Lester Burnham, telle une ?nalité lui faisant prendre conscience de la distance qu’il avait pris avec sa ?lle Jane, ici elle est l’élément déclencheur, le point qui disperse les éléments pour que Michael Sullivan se retrouve seul avec un ?ls pour qui il n’arrive à exprimer aucun sentiment d’attachement. La relation père-?ls, et la notion de ?liation, se ressentent aussi dans le duo Rooney. Là où Sullivan s’est toujours éloigné de son ?ls pour ne pas le voir suivre ses traces, tout en lui vouant un amour paternel sans faille, John Rooney se contente de son ?ls Connor, dont il n’approuve rien, mais est contraint de le soutenir par devoir sanguin. Des personnages en bout de course, sentant leur ?n approcher, et dont le spleen imprègne l’écran.

En gardant une sobriété inaltérable, Tom Hanks offre à Michael Sullivan ce visage triste, fatigué, qui a porté trop longtemps sur ses épaules le poids de crimes qui lui ont permis de survivre mais ont condamné son âme. Opposé dans ses agissements, Connor Rooney n’est pas si éloigné de ce sentiment éculé. Lui qui est perdu dans la spirale infernale se perd en quête de tranquillité, d’une potentielle rédemption qui lui fait regretter chacun des choix qui lui semblaient nécessaires alors. Daniel Craig est parfait en nerveux torturé et imprévisible. Mendes sait acter ses moments forts, notamment dans son travail sonore, où chaque balle tirée ne l’est pas au hasard et se doit d’être entendue, son poids devant peser sur nos propres consciences. Notre moralité est également mise à l’épreuve lorsque l’on se demande jusqu’où on est prêt à accompagner cet homme en quête de vengeance, si les dégâts causés et les vies ôtées valent moins que la sienne et celle de son ?ls. En deux ?lms, Sam Mendes s’impose. Il propose avec Les Sentiers De La Perdition une expérience sensible, unique, qui rend hommage à toute une époque cinématographique aujourd’hui révolue, sans pour autant la singer. La présence de Paul Newman, alors l’un des derniers grands, n’est pas anodine et renforce cet écho. On sort de la séance épuisé·e, lessivé·e d’une violence froide et sèche, et avec l’assurance d’avoir vu un grand métrage.
Jarhead : la fin de l’innocence (2005) : Le désert des barbares
La guerre : sûrement ce que l’Homme a fait de pire sur cette planète. Tuer, détruire, en tirer de la satisfaction, cette routine semble n’être jamais partie très longtemps de la surface du globe et on en vient à se demander si l’on est capable d’apprendre de nos erreurs. Quand Jarhead commence, avec une voix-off pleine de tristesse suivie de la reprise de la scène iconique de Full Metal Jacket – celle où R. Lee Ermey humilie un à un ses soldats –, une impression de déjà-vu ressurgit. Celle que l’on va avoir à faire à bien plus qu’une simple représentation de con?it et que ce qui compte est l’homme au cœur de celui-ci : sa position, ses motivations, sa psyché. Pour ce faire, Mendes reprend la sauce American Beauty et l’adapte au genre auquel il s’attelle pour offrir une vision pleine de cynisme de la guerre, deux heures de mise à l’épreuve de la moralité du spectateur. L’histoire vraie d’Anthony Swofford, ici incarné par Jake Gyllenhaal, sied alors aux envies du cinéaste : celle d’un homme devenu Marine, ayant passé plus de la moitié d’une année dans le désert à n’attendre qu’une seule chose, exploser joyeusement la tête d’un soldat irakien avec son 70 millimètres. La caméra de Mendes ne le quitte jamais et entraîne le spectateur dans une virée aux con?ns de la folie, sorte de relecture burnée du Désert des tartares de Buzzati ou du Rivage des syrtes de Gracq.
Les références fusent aussi vite que les insultes du Sergent (Jamie Foxx) : de Voyage au bout de l’enfer en passant par Apocalypse Now, le Vietnam semble omniprésent mais pourtant incompris. Ces témoignages de l’horreur d’un con?it ayant ?ingué, littéralement comme mentalement, des milliers d’individus tiennent lieu de discours motivants et de chants galvanisants. La chevauchée des Walkyries de Wagner est entonnée gaiement tel un hymne national avant un match de foot et l’on en vient à se plaindre d’entendre les Doors au motif que l’on voudrait des chansons plus adaptées à l’époque pour symboliser temporellement cette nouvelle lutte. Tout semble hors de propos, hallucinant. On comprend le sens de ce fameux surnom qui donne son titre à l’œuvre : « Jarhead ». Ce que l’armée crée, ce ne sont pas des soldats mais bien des réceptacles à commandes, vides, creux, sans aucune capacité cérébrale, seulement bons à entendre et respecter des ordres, aussi absurdes soient-ils. La guerre est fantasmée, cooli?ée, sacralisée. Elle devient un rituel pour ces machines formatées dans l’attente de l’exécution de la seule tâche à laquelle ils sont programmés : tuer, symbole de l’appartenance aux héros de la patrie. Pour traduire cet enfermement psychologique progressif, Mendes fait preuve d’une grande maestria, à l’instar de Roger Deakins qui offre une photographie splendide. L’horizon permet au blanc immaculé du désert de se fondre au ciel pour ne plus créer qu’une enclave monochrome, une prison invisible mais aveuglante. Dans cette fournaise, les hommes brûlent la graisse qui entoure leur âme comme le dit Troy, mais la transpirent irrémédiablement et sans s’en rendre compte. L’extérieur devient problématique puisque l’éloignement entraîne la montée de la paranoïa. Dès le foyer quitté et la terre de bataille rejointe, les femmes sont considérées comme in?dèles, comme si ces soldats souhaitaient d’of?ce ne pas se faire d’illusions, et cette accusation infondée à l’origine se transforme parfois en réalité. Cette ultime déconnexion avec le vrai monde conduit à la ?n de tout, à l’image de la scène d’hallucination de Swofford, où le dortoir devient presque un manoir gothique plus terri?ant que jamais.
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La seule issue désormais : la guerre. Mendes joue ici avec nos nerfs, et on ?nit par attendre inlassablement l’arrivée du con?it pour que les morceaux rock entendus depuis le début résonnent en?n à juste titre. C’est là que la magie opère, que le piège se referme. Les bombes sont là et avec elles les traces qu’elles laissent. Le décor, certes emprisonnant mais pur, perd son blanc virginal pour laisser place aux cadavres calcinés jonchant le sol. Les soldats se mettent à avancer dans ce qui ressemble de plus en plus à une reproduction des conséquences de l’éruption du Vésuve, les puits de pétrole étant mis à feu également. Le ciel, jusqu’alors épargné de la frénésie barbare de ceux qu’il surplombe, est envahi à son tour. L’enclave est reformée, une nouvelle prison construite, on est de l’autre côté du spectre des couleurs. « La terre saigne » dit Jake Gyllenhaal. Pourtant, si en moins de deux heures Mendes a déjà réussi à traduire la fameuse ?n de l’innocence du titre, on n’est pas au bout de nos peines. On est certes déjà éprouvé par l’expérience vécue mais la récompense n’est toujours pas là. Le cinéaste nous tient en haleine avec son ultime ressort. Le gâteau bourré de cynisme est prêt, il ne manque plus que la cerise. Clou du spectacle et du cercueil de la moralité du spectateur n’ayant toujours pas compris : le climax, où Swofford a en?n l’occasion d’étaler de la cervelle irakienne sur le mur d’une tour de contrôle. La cible est dans le viseur, l’arme calibrée, tout est réuni pour qu’il accomplisse la dernière étape, celle qui va le faire rentrer au panthéon de la nation. Mais non. Un caporal débarque et interrompt ce moment du sacre. Frustrant au premier abord, cet ultime rebondissement est celui qui parachève une ré?exion entamée à notre insu depuis la première seconde. En créant volontairement ce sentiment, Mendes nous met face à nous-mêmes, qui venons de souhaiter que le protagoniste, embarqué dans une guerre dont la stupidité n’a pas cessée d’être démontrée, tue de sang-froid un autre homme, son semblable.
Le con?it est néanmoins réglé, l’ennemi vaincu. L’âme cependant, est perdue, quelque part dans le désert. Le constat est là : quinze ans avant sa balade en plan séquence dans les tranchées, Mendes a déjà tout compris et, malgré un léger manque de subtilité propre à son style, il nous laisse vidés, aux côtés des « pots » que l’on a accompagné la ?eur au fusil pendant deux heures.
Crédits rédaction : American Beauty/Les sentiers de la perdition : Thierry de Pinsun
Jarhead : Élie Bartin
American beauty, réalisé par Sam Mendes. Écrit par Alan Ball. Avec Kevin Spacey, Annette Benning, Mena Suvari… 2h02
Sorti le 2 février 2000
Les sentiers de la perdition, réalisé par Sam Mendes. Écrit par Davif Self. Avec Tom Hanks, Jennifer Jason Leigh, Paul Newman… 1h57
Sorti le 11 septembre 2002
Jarhead : la fin de l’innocence, réalisé par Sam Mendes. Écrit par William Broyles Jr. Avec Jake Gyllenhaal, Jamie Foxx, Peter Sarsgaard