Nous sommes en 1997, deux ans après un échec de taille pour Oliver Stone, le biopic Nixon consacré à l’ancien Président des États-Unis. Une déception d’abord commerciale (13 Millions de dollars de recette pour un budget de plus de 40) mais aussi institutionnelle, le film repartant bredouille de la cérémonie des Oscars malgré quatre nominations. Aucune cependant parmi les deux grandes catégories que sont Meilleur film et Meilleur réalisateur. Un échec doublé d’un conflit avec le producteur Arnon Milchan ainsi que du développement houleux de Larry Flynt qui coûtent cher à Stone, aussi bien financièrement que dans sa place à Hollywood.
Son projet suivant, U-Turn : Ici commence l’enfer, est particulier à plus d’un titre. D’abord parce qu’il s’agit du premier film qu’il réalise sans être crédité comme scénariste. Ensuite, parce qu’il s’agit de la première fois depuis La main du cauchemar que l’histoire n’est pas inspirée par une personnalité publique (Richard Nixon ou Jim Morrison), un évènement historique (assassinat de John Kennedy ou Alan Berg, guerre du Vietnam, conflit au Salvador), ou d’un trait de la société actuelle (la médiatisation des crimes ou le pouvoir des hommes de Wall Street). U-Turn est au départ un roman, Stray Dogs, de l’auteur John Ridley (futur scénariste de 12 Years a slave). Ridley rédige dans un premier temps l’adaptation de son roman, avant que Stone ne réécrive le scénario sans être crédité pour cause du règlement de la Writers Guild of America.
U-Turn se présente comme une récréation pour Oliver Stone, un moyen de se divertir après les différentes polémiques auxquelles il s’est retrouvé confronté. Le film est ainsi un véritable néo-noir avec la galerie de personnages inhérents au genre mais transposant son histoire dans le désert du grand Ouest américain. Ce n’est pas une première, un film comme Red Rock West de John Dahl ayant déjà tenté l’expérience quelques années auparavant. Avec Oliver Stone comme réalisateur, le résultat est cependant tout autre et défie nos attentes, véritable comédie noire s’acharnant sur le personnage de Bobby Cooper (Sean Penn).
Petit malfrat endetté auprès de la mafia, Cooper roule dans le désert afin de se rendre à Las Vegas et rembourser sa dette. Sa voiture tombe cependant en panne à l’approche d’une petite ville isolée du nom de Superior, ville dans laquelle Cooper s’apprête à sombrer dans un terrible engrenage. Ironie de l’histoire, il passe devant un grand panneau indiquant « U-Turn » (signifiant demi-tour), comme si le personnage se jetait seul dans cette galère. Un homme que l’on devine rapidement tendu, épuisé, et complètement désorienté. Stone semble prendre un malin plaisir à malmener son héros face à une galerie de personnages tous complètement déjantés et détraqués, de la femme fatale (Jennifer Lopez) au puissant homme d’affaires (Nick Nolte), en passant par le shérif louche (Powers Boothe), le pseudo-caïd (Joaquin Phoenix) qui s’auto-persuade que Cooper drague sa compagne, elle-même aguicheuse louche (Claire Danes), et jusqu’au garagiste crasseux et véreux (Billy Bob Thornton).
Une brochette de caractères issus du film noir, genre dont Stone s’amuse à casser les tropes inhérents, à la manière d’un David Lynch avec Lost Highway. Les trahisons, tromperies et retournements de situation se multiplient dans un crescendo conclu avec une ultime pirouette finale, déjouant une dernière fois les attentes du spectateur. Ce dernier se retrouve dans la même position que le héros, littéralement perdu, au milieu d’un environnement hostile, où il ne comprend absolument rien (« Tout le monde couche avec tout le monde ici ? »). Finalement, plus que l’histoire ou les rebondissements, ce qui semble intéresser le réalisateur c’est de s’acharner sur le sort de son personnage principal.
Malmené de bout en bout, Bobby Cooper semble creuser son propre trou un peu plus à chaque fois qu’il rencontre quelqu’un dans cette ville de Superior. Déjà présenté comme mutilé au début du film (deux de ses doigts ont été coupés par la mafia comme menace en cas de non-remboursement de sa dette), Cooper passe le film à être tabassé, menacé, ou encore volé. Le sort s’acharne tellement sur lui qu’il croise la route de braqueurs du dimanche qui mettent en pièce sa seule porte de sortie. Une poisse qui égale celle, légendaire, du personnage campé par Griffin Dunne dans After Hours de Martin Scorsese.
Stone prend un malin plaisir à dépeindre ce loser paumé au fin fond de l’Arizona, pour finalement suivre le fil rouge du reste de sa carrière, et poser un regard sur son pays. Patriote mais toujours critique, Stone dépeint ici une Amérique dépravée, désenchantée et qui s’autodétruit à coups de cynisme et d’avidité. Un portrait au vitriol par une mise en scène prolongeant les expérimentations visuelles à l’œuvre dans Tueurs-nés. Multiplication des formats, des couleurs, sur-exploitation des décadrages, jump-cuts, et stock-shots, photographie ultra-saturée. Image déformée, images chocs, plans percutants, un véritable coup de boule asséné au spectateur. Certes, la finesse n’est pas l’apanage du réalisateur, mais dans sa recherche constante de la provocation et du choc, U-Turn est d’une efficacité remarquable, grâce également au travail de Robert Richardson (directeur de la photographie de Stone depuis Salvador), ainsi que de Hank Corwin et Thomas J. Nordberg, donnant immédiatement une sensation de malaise palpable.
Bien qu’en apparence moins provocateur et polémique que ses précédents travaux, U-Turn n’en reste pas moins une pure œuvre d’Oliver Stone, aussi bien thématiquement que narrativement, et surtout visuellement. Le réalisateur détourne tous les codes du film noir pour un trip poisseux, viscéral et teinté d’un humour noir riant d’une Amérique qui sombre progressivement dans la folie.
U-Turn d’Oliver Stone. Écrit par John Ridley et Oliver Stone. Avec Sean Penn, Jennifer Lopez, Nick Nolte… 2h05.
Sorti le 14 Janvier 1998.